Pont d’autoroute devenu parc urbain: Skygarden, Séoul. | Illustration: Clara San Millán

Cet après-midi, à l’ouest de Zurich, le temps est froid et maussade. Entre la gare principale et la Limmat, d’anciens édifices en briques et des halles de production réaffectées rappellent l’héritage industriel de la ville. Depuis les années 1990, le quartier de Zurich-West est réaménagé de fond en comble, densifié et armé pour aborder les défis du futur. La Prime Tower, qui culmine à 126 mètres, est devenue le nouvel emblème de la croissance économique et du développement urbain. D’après les scénarios de la mairie, la population zurichoise passera de 435 000 personnes actuellement à 514 000 en 2040.

Michelle Yingying Jiang attend devant un hôtel moderne flanqué de cafés et de centres de fitness. La chercheuse en urbanisme a grandi en Chine, étudié l’architecture à Shenzhen et Hong Kong, puis travaillé plusieurs années à Singapour avant de devenir coordinatrice du projet de recherche «Dense and Green Cities» au hub zurichois du Future Cities Lab (FCL) de l’ETH Zurich. Fondé en 2010, ce laboratoire est constitué d’équipes de Zurich et de Singapour. Pour de nombreux chercheurs et chercheuses en urbanisme, la cité-Etat insulaire est en effet une référence en matière de ville fortement densifiée, verte et intelligente.

Depuis 2012, les membres de l’équipe de Michelle Yingying Jiang analysent ainsi le développement de Singapour, étudient des photos satellites et interrogent la population pour savoir comment elle utilise l’infrastructure urbaine et si elle est satisfaite de ses conditions de logement. Les résultats doivent aussi servir au développement urbain sous nos latitudes, raison pour laquelle une coopération a débuté en 2021 avec la ville de Zurich. Dix scientifiques de Zurich et autant de Singapour vont analyser pendant cinq ans les conditions-cadres architecturales, urbanistiques, écologiques, sociales, politiques et économiques des «villes denses et vertes».

«Cet espace vert contribue au bien-être et à la santé psychique des résidents.»Michelle Yingying Jiang
Une floraison de jardins

Le quartier ouest de Zurich fait partie des zones urbaines dans lesquelles l’équipe de Michelle Yingying Jiang effectue des recherches sur le terrain. Lors d’une visite guidée, la chercheuse raconte les constats faits à Singapour et ce qui définit les villes du futur. Nous nous promenons à travers un quartier résidentiel pour rejoindre la Limmat. Soudain, l’architecte s’arrête devant un petit jardin avec de jeunes arbres, des buissons de menthe et de sauge. Des plantes grimpantes poussent sur la façade du café-boulangerie attenant. Au milieu de hauts immeubles de bureaux, ce petit jardin ressemble à une oasis de verdure, même en plein hiver. Pour Michelle Yingying Jiang, «cet espace vert contribue au bien-être et à la santé psychique des résidents». Elle est certaine qu’en été, ils sont nombreux à s’y asseoir.

1. Potagers surélevés pour légumes de ville: terrasse au Lochergut, Zurich | Illustration: Clara San Millán

Les chercheurs du FCL sont convaincus que dans les villes intelligentes du futur, ces coins de verdure auront davantage d’importance. En plus d’être bénéfiques pour la santé, ils créent des habitats pour les petits animaux, les oiseaux et les insectes, améliorant ainsi la biodiversité. Un point à ne pas négliger en regard de la production alimentaire urbaine, toujours plus importante en milieu construit, comme la production de miel sur les toits des gratte-ciel ou la culture de salades et de tomates dans le cadre de projets de jardinage urbain. L’association zurichoise «Edible Roofs» tente actuellement de motiver la population à utiliser les terrasses et les toits plats pour y faire pousser des légumes. Ainsi, en avril dernier, 13 jardinières surélevées contenant 4600 litres de terreau (image 1) ont été installées au Lochergut, dans l’ancien quartier ouvrier d’Aussersihl.

Les espaces verts sont aussi des lieux de rendez-vous favorisant les échanges sociaux dans les quartiers. Outre les parcs officiels, les petites surfaces comme celle devant la boulangerie représentent une grande partie des espaces verts urbains. Dans une étude sur les nouvelles mégapoles chinoises – des zones urbaines avec plus de 10 millions d’habitants –, des chercheurs sont récemment parvenus à la conclusion que la majeure partie des espaces verts était constituée de petites surfaces fragmentées de moins de 0,1 hectare. Longtemps, les urbanistes ont négligé ces mouchoirs de poche qui fournissent pourtant des services écosystémiques importants pour les villes.

«Au XXIe siècle, la planification urbaine consiste toujours plus à aménager le paysage.»Christophe Girot

2. Un mile de flânerie au lieu de trains de marchandises: High Line Park, New York | Illustration: Clara San Millán

Virage écologique

Depuis quelques années, l’architecture et l’aménagement urbains prennent pourtant un virage écologique. A New York et Paris, d’anciennes lignes de métro (image 2) sont transformées en promenades verdoyantes. A Séoul, en 2017, 24 000 plantes et des arbres de 50 essences ont été plantés sur une passerelle d’autoroute désaffectée (image 3), longue de plusieurs kilomètres et suspendue à 16 mètres de haut, transformée en parc public.

Milan possède depuis 2014 une forêt verticale, le Bosco Verticale (image 4). Des arbres cultivés pour ce projet et 2000 autres plantes ont été plantés sur les balcons et les terrasses de ces tours jumelles hautes de 80 et 104 mètres. Ils absorbent du CO2, nettoient l’air et doivent servir de biotope relais permettant aux animaux de circuler plus facilement entre les parcs, les allées et les friches urbaines. La forêt verticale a nettement revalorisé et densifié l’ancien quartier ouvrier de Porta Nuova dans le cadre d’un renouvellement complet. Des critiques s’élèvent toutefois contre cette écogentrification, qui a entraîné une hausse des loyers.

3. Un jardin qui pousse vers le ciel: Bosco Verticale, Milan | Illustration: Clara San Millán

Singapour incarne en quelque sorte l’idéal d’une ville verte et dense. En 1967, le premier ministre Lee Kuan Yew a baptisé la métropole en pleine croissance «Garden City». En 1998, elle a été renommée «A city in a garden». Depuis, le gouvernement incite les promoteurs publics et privés à intégrer des surfaces vertes dans les projets urbanistiques. Il en résulte de spectaculaires façades végétalisées et des jardins tropicaux sur de vastes terrasses à des hauteurs vertigineuses. Le complexe immobilier «Green Heart» dans le district financier de Marina Bay en est un exemple saisissant: entre quatre gratte-ciel se déploie sur plusieurs étages un parc accessible au public avec 350 plantes et arbres tropicaux (image 5).

 

Le cauchemar des îlots de chaleur

Selon l’ONU, d’ici à 2050, près de 70% de la population mondiale vivra en ville contre 55% actuellement. Alors que les vagues de chaleur, les épisodes météorologiques extrêmes, la pollution de l’air et le niveau de la mer augmentent, cette croissance place les architectes et les urbanistes face à d’énormes défis. Christophe Girot, architecte-paysagiste et professeur à l’ETH Zurich, le formule ainsi: «Au XXIe siècle, la planification urbaine consiste toujours plus à aménager le paysage.» Pendant longtemps, les espaces verts ont été réduits à un rôle décoratif dans l’aménagement des villes. Avec la crise climatique et celle de la biodiversité, leur rôle prend toujours plus d’importance, notamment pour la régulation du microclimat.

4. Paradis tropical aérien: le complexe Green Heart, Singapour | Illustration: Clara San Millán

Dans les métropoles de la ceinture tropicale notamment – comme Jakarta, Manille, Bangkok et Singapour –, la chaleur urbaine se mue toujours davantage en cauchemar sanitaire et énergétique. Dans les centres de Singapour les plus denses, les températures sont en partie jusqu’à 7 degrés supérieures à celles des régions moins construites, plus vertes. La faute au sol goudronné et étanche ainsi qu’aux façades en béton qui retiennent la chaleur. Les voitures, l’industrie et la production d’électricité à base d’agents énergétiques fossiles aggravent encore la situation, au point que la ville présente aujourd’hui la plus haute densité de climatiseurs de toute l’Asie du Sud-Est. Ces appareils consomment des quantités astronomiques de courant et aggravent à leur tour le problème en rejetant de la chaleur. Un cercle vicieux.

Le FCL planche actuellement sur un modèle de données de la ville, sorte de «jumeau climatique numérique urbain» qui permet aux planificateurs de tester virtuellement diverses interventions. Le modèle contient des données sur les bâtiments, le trafic, la végétation, les surfaces, le vent, le rayonnement solaire et les modèles de déplacement de la population. Les planificateurs peuvent positionner différemment des ensembles de bâtiments pour en simuler les effets sur le climat local ou remplacer les zones sombres, comme les routes asphaltées et les façades d’immeubles, par d’autres, plus claires avant de réfléchir davantage les rayons solaires.

Projets contribuant positivement au climat urbain exigés

A Zurich aussi, l’effet d’îlot de chaleur pose toujours plus de problèmes. Selon les calculs du bureau de conseil immobilier Wüest Partner, qui reposent sur un scénario climatique modéré, il y aura, par rapport à l’année de référence 1981, 19 jours de canicule avec des températures supérieures à 30 degrés de plus par an d’ici à 2060. Cela impacte le bien-être général, la qualité du sommeil, la productivité du travail et la santé. Des infrastructures vertes, et avant tout des arbres, permettraient de lutter efficacement contre ce phénomène. Le géoécologue de l’ETH Zurich Jonas Schwaab a évalué l’influence de la végétation sur les températures grâce aux données satellites de 293 villes européennes. Il arrive à la conclusion que, dans les villes d’Europe centrale, la température de la surface (et non de l’air) pourrait être réduite de 8 à 12 degrés en plantant davantage d’arbres.

«Le mélange entre logement, travail, apprentissage, restauration et commerces équilibré évite que le quartier ne se vide après les heures de bureau.»Michelle Yingying Jiang

Zurich a entre-temps déclaré la guerre aux îlots de chaleur: entre Altstetten et Sihlfeld, 325 appartements d’intérêt général doivent être construits sur l’aire Koch d’ici à 2025. Outre ces immeubles pour 900 habitants, un bâtiment commercial et un parc de 12 000 mètres carrés sont aussi prévus. Pour la première fois, la ville a indiqué dans l’appel d’offres que le projet devait contribuer de manière positive au climat de la ville. Dans celui qui l’a remporté, les corps des immeubles sont placés de sorte que l’air puisse circuler et rafraîchir l’espace naturellement. Au printemps 2020, la ville a présenté une base de planification pour le climat urbain, suivie en mars 2021 du plan de mesures destinées à réduire la chaleur. Sur la base d’une analyse du climat du canton, ce plan décrit des mesures destinées à diminuer l’exposition à la chaleur dans les espaces extérieurs. Une innovation originale sous forme de nuage artificiel sera testée durant l’été 2022 à la Turbinenplatz, dans le quartier de Zurich-West. Un anneau suspendu et équipé de fines buses vaporisera de l’eau pour refroidir les alentours. Depuis 2021, la ville soutient par ailleurs l’aménagement de façades et de toitures végétalisées à hauteur de 30 000 francs maximum.

Chemins piétonniers au lieu de routes

La végétalisation croissante des centres révèle une autre tendance dans l’aménagement urbain: la ville des dix ou quinze minutes. Le concept est attribué à Carlos Moreno, professeur de systèmes complexes à l’Université de la Sorbonne et expert en «ville intelligente» à la mairie de Paris. Son idée? Toutes les fonctions importantes du quotidien – achats, soins médicaux, formation, contacts sociaux, travail et repos – doivent être disponibles dans un rayon de quinze minutes à pied ou de cinq minutes à vélo. L’expert est devenu la figure de proue d’un mouvement qui déplore que, depuis le début du XXe siècle, les villes soient planifiées d’abord pour répondre aux besoins des automobilistes. Près de 1,3 milliard de voitures circulent aujourd’hui dans le monde, dont 300 millions rien qu’en Europe. D’après l’OCDE, les infrastructures de transport, et surtout les routes destinées aux voitures, occupaient entre 25 et 40% de l’espace public dans les villes en 2006. Carlos Moreno veut les rendre de nouveau accessibles aux promeneurs, aux cyclistes et aux activités communautaires dans les quartiers. Il est convaincu que cela favorisera le lien entre les quartiers et améliorera la qualité de vie. Et ce, tout en réduisant le trafic individuel de loisirs, la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre.

Singapour, aussi, a décidé de miser sur des trajets courts. Elle expérimente la règle des dix minutes: d’ici à 2030, tous les habitants et habitantes devront pouvoir rejoindre un parc en dix minutes maximum à pied. Parallèlement, la production alimentaire est localisée. D’après un sondage réalisé en 2020 auprès de 1500 personnes, 94% aimeraient que les denrées soient de production locale. Actuellement, 90% sont importées. «A Singapour, le jardinage urbain est devenu un thème d’actualité», constate Michelle Yingying Jiang. D’après le «Singapore Green Plan 2030», 30% des denrées doivent être produites sur l’île d’ici à 2030. Des expériences sont déjà en cours avec des fermes verticales et des champs de légumes sur des toits.

A Zurich-West, la scientifique a déjà identifié certaines caractéristiques propres à une ville des quinze minutes: les vélos filent sur les pistes cyclables et les quartiers alentour sont facilement accessibles à pied. Elle juge le mélange entre logement, travail, apprentissage, restauration et commerces équilibré. «Cela évite que le quartier ne se vide après les heures de bureau, comme dans de nombreuses grandes villes.» Le plan directeur de la commune, adopté en novembre 2021, prévoit de continuer à réduire les distances en reliant mieux les 49 centres de quartiers par un réseau d’axes plus attractifs. Selon la chercheuse, une autre caractéristique définit la réussite de la ville du futur: la flexibilité. «La pandémie a encore renforcé la prise de conscience à cet égard. D’un jour à l’autre, des milliers de personnes travaillent de chez elles. Des immeubles de bureaux entiers restent vides. Les villes et les bâtiments doivent être multifonctionnels et capables de s’adapter aux incessants changements.»

«La conversion d’infrastructures existantes rend les villes intéressantes et durables. Elle raconte l’histoire et la culture de ce quartier et de la ville, et cela donne une identité.»Michelle Yingying Jiang

La dernière étape de notre visite nous mène jusqu’au viaduc ferroviaire près de la gare de Hardbrücke, construit en 1894. Autrefois, ses hautes arches abritaient les tailleurs de pierre. Dans le cadre d’un projet de réaffectation, elles ont été transformées en marché couvert, espaces événementiels, restaurants et magasins de vêtements ou de meubles. La scientifique y voit les limites de la comparaison avec Singapour. «Pour les villes européennes, à l’histoire vieille de plusieurs siècles, il est central d’aborder le patrimoine bâti avec soin.» Il en va tout autrement à Singapour ou dans de nombreuses villes de Chine. Souvent récentes, elles ont quasiment été planifiées sur une table à dessin. «La conversion d’infrastructures existantes, comme ici le viaduc, rend les villes intéressantes et durables », note Michelle Yingying Jiang. «Elle raconte l’histoire et la culture de ce quartier et de la ville, et cela donne une identité.»