La participation au tourisme peut aussi passer au second plan, estime Julia Beelitz, chercheuse en tourisme. Sinon il devrait aussi y avoir un droit humain à pouvoir participer au marché des Ferrari. | Photo: Sebastian Wolf

Julia Beelitz, que nous manquerait-il sans les voyages touristiques?

Pour avoir vraiment été quelque part, il faut y avoir soi-même mis les pieds. Cela ne se remplace pas par les récits de voyage. Les expériences à l’étranger sont le bien le plus précieux du tourisme et peuvent contribuer à la compréhension entre les peuples. Et, bien sûr, le voyage est un facteur économique important. En !"#$, un emploi sur dix dans le monde était lié au tourisme, selon l’Organisation mondiale du tourisme.

Dans votre livre «Tourismusphilosophie», vous défendez la thèse que pour bien vivre, il faut des connaissances, par exemple le contact avec l’étranger, mais aussi de la détente. Les voyages peuvent remplir ces deux conditions.

Exactement. Le terme de «détente» me semble plus approprié que celui de repos. Le fait est que les voyageuses rentrent parfois plus fatiguées de vacances qu’elles ne l’étaient avant. Cela peut avoir une cause positive, telles les nombreuses impressions nouvelles. Mais cela peut aussi être dû à des vols retardés ou à la maladie d’un proche. Mais les vacances permettent en général de se libérer du carcan temporel du quotidien. Pensez aux complexes hôteliers où l’on peut manger !%h/!%. On peut se demander pourquoi quelqu’un en a besoin. Or, cela signifie que les vacanciers peuvent faire tout ce qu’ils veulent pendant deux semaines. Notamment s’évader temporairement de leur rôle du quotidien. En voyage en groupe, les gens adoptent très vite un autre comportement. Le manager, qui assume habituellement toutes les responsabilités, devient le clown de la classe.

Précurseure du commerce du voyage
Julia Beelitz, professeure de gestion touristique à l’Université des sciences appliquées de Kempten (D), mène des recherches sur la durabilité, les segments du tourisme de niche et la philosophie du tourisme. Dans son livre récent «Tourismusphilosophie», elle examine avec le philosophe Jonas Pfister pourquoi les gens ont besoin de faire des voyages touristiques et débat avec lui des questions éthiques des vacances.

Les voyages touristiques répondent à d’autres besoins fondamentaux, comme la liberté de mouvement. Faut-il dès lors les considérer comme un droit humain?

Je ne ferais pas cet amalgame. Si la Corée du Nord refuse à une citoyenne de quitter le pays, cela touche clairement à un droit humain. Mais participer au tourisme, à un système économique, peut aussi ne pas être une priorité. Sinon, prendre part au marché des Ferrari devrait aussi être un droit humain. Mais il y a déjà d’autres évolutions: en Allemagne par exemple, les parents peuvent demander à leur caisse maladie des cures mère/père - enfant.

Le voyage touristique est-il un luxe?

Oui, mais la majorité des gens ne renoncent pas en premier lieu à voyager lorsqu’ils doivent faire des économies. Ils ne partent alors plus qu’une fois par an ou ne séjournent plus dans des hôtels chers. Dans le monde développé, les expériences nous intéressent désormais plus que les objets: «Collect moments, not things» est un slogan populaire sur les réseaux sociaux.

«Les gens font certaines choses pour des raisons de statut: dans les quartiers résidentiels, tout le monde n’a pas encore escaladé l’Everest.»

Si nous ne pouvions pas nous rappeler nos voyages ni les raconter, les ferions-nous encore?

Sans souvenirs, nous ne voyagerions probablement plus. Ils sont l’atout central du tourisme. Si on ne pouvait plus les partager, ce serait moins attrayant, du moins pour certains. Les gens font certaines choses pour des raisons de statut: dans les quartiers résidentiels, tout le monde n’a pas encore escaladé l’Everest. Ce phénomène existe aussi chez les jeunes: avant leurs études, ils font du bénévolat ou un voyage sac au dos. Ils se racontent comment était le vivre-ailleurs.

Après avoir lu les chapitres de votre livre consacrés à la durabilité et à l’équité, je me suis sentie mal. Je vais faire une semaine de ski cet hiver en Valais et rendre visite à un ami au Brésil cet automne.

Au début de mes cours, je mets en garde mes étudiantes: préparez-vous à un festival de mauvaises humeurs. Le fait est que dans le monde occidental, 8 à 12% des émissions mondiales de CO2 résultent du tourisme, dont une bonne moitié des transports. Chaque fois que je prends l’avion ou la voiture, cela a un impact négatif. Le tourisme durable n’existe pas. Je ne dois cependant pas avoir mauvaise conscience en voyageant, mais je devrais toujours me demander à partir de quel moment c’est trop.

Que puis-je faire concrètement?

Ne pas faire de voyages lointains trois fois par an, ne pas prendre la voiture deux fois par hiver pour se rendre dans une station de ski à dix heures de route, ne pas choisir une station où l’on utilise de la neige artificielle. Certains besoins peuvent être satisfaits autrement. Dois-je vraiment aller en Thaïlande pour des vacances purement balnéaires? Mais je ne veux rien interdire. L’impact socioculturel du tourisme est important. Ce serait très triste de ne plus pouvoir faire ces expériences.

«Les hôtes veulent-ils vraiment de l’authenticité? Certaines choses  authentiques nous effraieraient ou pour le moins nous décevraient.»

Des endroits tel l’Antarctique doivent être protégés par un accès restreint. Cela ne fonctionne pas vraiment.

Ici, la question du statut joue à nouveau un rôle. Je peux dire: j’y suis quand même allée! Et il y a cette curiosité humaine: plus une région est inaccessible, plus elle devient attrayante. En outre, les interdictions nécessitent des institutions et des personnes concrètes. C’est là qu’intervient la soi-disante tragédie des biens communs: il n’est possible de réglementer les espaces publics que de façon limitée, mais tout le monde y accède, et ils sont donc surexploités.

Dans les lieux très fréquentés, l’équité pour les habitants et habitantes est également discutable.

En principe, plus les autochtones dépendent du tourisme, moins il y a d’équité. Souvent, on assiste à un effet de fuite: l’argent ne leur profite pas, mais part à l’étranger. Chacun et chacune peut y veiller lors de la réservation d’un hébergement: à qui appartient-il? Les réservations en ligne sont controversées: il est certes plus facile pour les entreprises familiales d’y commercialiser directement leurs produits, mais elles sont aussi en concurrence directe avec des acteurs internationaux qui peuvent payer pour un meilleur classement.

Sur place, l’authenticité est aussi souvent discutable. Un exemple: en 2022, j’étais dans le désert en Jordanie. Le soir, il y avait des danses bédouines organisées sous tente. J’ai trouvé le paysage authentique, mais pas le programme de divertissement.

L’authenticité est perçue comme plus noble que la mise en scène. Mais les hôtes veulent-ils vraiment de l’authenticité? A mon avis, uniquement dans une faible mesure. Ils veulent une expérience sûre qui réponde à leurs attentes. Certaines choses authentiques nous effraieraient ou pour le moins nous décevraient. Un autre aspect est important: quand nous invitons des personnes dans notre propre logement, nous voulons faire bonne impression et qu’elles soient contentes. Nous cuisinons alors quelque chose de spécial et nous nous habillons bien. Sommes-nous prêts à montrer à nos hôtes comment nous vivons vraiment? La mise en scène est une technique socioculturelle qui ouvre des espaces où se retirer.

«Je suis certaine que le succès économique va perdurer.»

Comment sera le tourisme dans un siècle?

Il faudra qu’il soit plus respectueux du climat! On parle d’énergies alternatives telles que l’hydrogène ou d’éventuelles limitations: combien d’avions et de bateaux pourra-t-on encore construire? Ici, un plafond légal est nécessaire. Je suis cependant certaine que le succès économique va perdurer. Peut-être puis-je dire ici ce que je souhaite?

Bien sûr!

Que les gens réfléchissent davantage: quel serait le meilleur choix de destination? Les gorges de l’Almbach en Bavière – où il y a de l’eau et des falaises spectaculaires – ne pourraient-elles pas aussi bien satisfaire mon besoin de beauté naturelle que Koh Phi Phi en Thaïlande? Pour cela, le marketing des prestataires devrait aussi intégrer des explications sur la durabilité. Je souhaite un tourisme orienté sur les valeurs.

Et vous, où vous conduira votre prochain voyage?

A Bad Hindelang, dans l’Allgäu. C’est près de mon domicile. Je me réjouis de passer quelques jours à la neige. Je ne skie pas, mais je ferai des randonnées, mangerai bien et serai avec ma famille. Des voyages lointains, je n’en fais que tous les quatre ans. Cela me semble défendable. Moi aussi, je veux voir le monde. Et je m’intéresse aussi à la gestion internationale, pas seulement à la durabilité.