Les scientifiques paient pour publier leurs résultats et espèrent ainsi augmenter leur prestige et accélérer leur carrière. | Illustration: Melk Thalmann

Malgré la numérisation, les maisons d’édition traditionnelles gardent encore la haute main sur les publications scientifiques. Les chercheurs ne pourraient-ils pas aujourd’hui s’organiser entre eux? Cela leur permettrait de fixer les règles eux-mêmes et de publier leurs contenus à prix coûtant. Horizons a voulu aborder ce genre de questions avec des éditeurs traditionnels de revues spécialisées et des partisans de l’open access. Il s’est avéré que cela n’avait rien d’évident.

Une majorité des éditeurs n’ont pas voulu entrer en matière alors que certains n’ont même pas répondu à la demande. Au total, nous avons écrit à neuf éditeurs: de grandes maisons traditionnelles et des petites plus récentes – dont six en Suisse et trois ailleurs en Europe. Deux d’entre elles, qui semblaient disposées à aborder le sujet, se sont rétractées quand nos questions sont devenues plus concrètes. Finalement, deux éditeurs ont tout de même pris la peine de répondre à au moins l'une de nos questions. Deux chercheurs engagés dans le monde de l’édition complètent le tableau.

Pourquoi faut-il encore republier les préprints dans une revue spécialisée officielle?

La pratique de la prépublication est tendance en sciences depuis un certain temps déjà, et elle s’est encore renforcée durant la pandémie de coronavirus. C’était une question de rapidité. Soudain, presque tous les travaux consacrés à ce thème ont été déposés sur des serveurs dits de prépublication, avant de paraître dans des publications spécialisées traditionnelles.

«En l’absence de peer review, il n’est pas garanti que les préprints passeraient le cap d’une évaluation objective.»Kerstin Mork

Le processus de publication est ainsi effectivement devenu plus transparent. Matthias Barton, professeur de médecine à l’Université de Zurich et rédacteur chevronné de la revue britannique en libre accès eLife, est toutefois sceptique. Pour lui, les préprints ne sont que des synthèses de travaux scientifiques qui n’ont pas été examinés par les pairs. Les revues scientifiques, quant à elles, refuseraient les mauvais manuscrits. Sur le covid, la presse a cité des manuscrits prépubliés sans préciser qu’ils n’avaient pas fait l’objet d’une telle évaluation, comme il le relève. Kerstin Mork, senior communications manager du Springer Nature Group à Berlin y voit aussi un problème: «En l’absence de peer review, il n’est pas garanti qu’ils passeraient le cap d’une évaluation objective.» Les éditeurs garantissent donc pour leur part l’évaluation par les pairs et fournissent ainsi une référence pour les travaux scientifiques ultérieurs.

Cependant, l'évaluation classique par les pairs s'est régulièrement révélée insuffisante. Comment les mauvaises publications sont-elles écartées?

Depuis décembre 2020, tous les travaux soumis à la revue spécialisée eLife doivent au préalable être disponibles sous forme de manuscrits en prépublication sur internet. Ainsi, une première évaluation par les pairs a lieu avant la publication, explique le rédacteur en chef Matthias Barton. Toutefois, pour lui, l’évaluation par les pairs à proprement parler après la soumission d’un manuscrit reste indispensable. Elle permet d’écarter les mauvais travaux. Quand un manuscrit est accepté par la rédaction, il est transmis à un membre du comité de rédaction ayant une connaissance de la thématique et qui sollicite l’évaluation d’experts et d’expertes externes. Les travaux retournent ensuite à leurs auteurs pour être retravaillés avant la publication. Cette révision a un effet positif sur la qualité des articles.

Les spécialistes qui effectuent l’évaluation doivent-ils également détecter les fraudes?

Le fait que des manipulations n’aient pas été découvertes est régulièrement considéré comme des défaillances du système d’évaluation. Le  journaliste scientifique Ralf Neumann, qui travaille pour la revue allemande Laborjournal, considère ce reproche comme injuste. Dans un commentaire, il écrit: «Idéalement, la tâche des évaluateurs est de juger le travail de leurs collègues certes de manière critique, mais également aussi bienveillante que possible, et non de soupçonner d’emblée chaque auteur de fraude potentielle. »

«En cas de plaintes, si nécessaire, nous pouvons consulter les autorités universitaires ou des spécialistes du domaine.»Stefan Tochev

Les plaintes contre des manuscrits ou des articles publiés sont examinées par la rédaction. «Si nécessaire, on consulte d’autres personnes ou institutions, en particulier les autorités universitaires ou des spécialistes du domaine», explique Stefan Tochev, gestionnaire marketing et communication chez MDPI, un éditeur en libre accès fondé en 1996 à Bâle. Ces vérifications ne sont donc effectuées qu’à la suite de plaintes. Springer Nature indique procéder de façon similaire: un examen se fait après coup.

Les éditeurs vérifient bien s’il y a des fraudes, dit le médecin Matthias Barton, mais ils ne sont pas en mesure de le faire au niveau du contenu et doivent mandater des scientifiques à cette fin. «Le problème est souvent que, dans les domaines spécialisés comme en médecine, il n’y a que quelques spécialistes vraiment compétents pour certains sous-domaines, explique-t-il. En médecine, des données erronées peuvent coûter des vies humaines dans le pire des cas.» Mais actuellement, la situation est telle qu’on peut presque tout publier à condition de payer pour la publication, note-t-il. Il plaide donc pour la création d’un organe d’enquête indépendant qui examinerait les infractions éventuelles et, le cas échéant, les sanctionnerait – à l’instar de l’Office of Research Integrity aux Etats-Unis.

Ne serait-il pas plus honnête de procéder à l’évaluation après publication afin d'éviter toute censure ou népotisme?

On aide un ami à publier, on profite du huis clos pour freiner une concurrente ou on achète la publication: il existe de nombreuses histoires de ce genre. Si la qualité était déterminée après la publication, il serait peut-être possible d’y mettre un terme. La responsable de la communication de Springer Nature s’en défend. L’évaluation par les pairs avant publication sert à l’évaluation objective d’un article scientifique. Après cet examen et la publication, cette «version of record» constitue une base possible pour des travaux ultérieurs. Si l’examen par les pairs n’avait lieu qu’après la publication, il y aurait un risque que des résultats erronés soient repris dans d’autres travaux et se multiplient, selon Kerstin Mork.

Une évaluation par les pairs ferait-elle aussi sens pour des livres?

«Le Fonds national suisse exige aujourd’hui déjà une évaluation par les pairs pour les livres, ce qui est sensé», estime Daniel Hürlimann, professeur en droit économique à l’Université de Saint-Gall et cofondateur de la maison d’édition de textes en libre accès Sui Generis. Les disciplines qui, récemment encore, ne pratiquaient pas l’évaluation par les pairs, comme le droit, sont encore en phase d’apprentissage.

Les livres devraient-ils être systématiquement publiés sous forme numérique?

Springer Nature publie tous les livres sous forme numérique depuis 2005, selon Kerstin Mork, mais on peut aussi les commander en version imprimée. Pour Daniel Hürlimann, les livres scientifiques peuvent et doivent être publiés en numérique. Toutefois, de nombreux lecteurs apprécient encore les livres imprimés. A ses yeux, la meilleure option est de les publier dans les deux formats. L’impression ne représente qu’une petite partie des coûts. Il relève que le financement accordé par le FNS pour la publication de livres en open access permet de couvrir les coûts de correction, de composition et même d’édition d’un livre numérique dit «enrichi» lorsqu’on dispose de fonctionnalités supplémentaires telles que des fichiers audio et vidéo, ou des liens vers des sites internet externes.

«Il doit seulement être garanti qu’une version spécifique d’une source peut être citée et consultée.»Daniel Hürlimann

Pourrait-on adapter en permanence et de façon dynamique les articles et les livres à la connaissance actuelle?

Ce modèle est bien connu grâce à Wikipédia. Des auteurs y adaptent régulièrement les articles aux nouvelles connaissances et leurs modifications peuvent être retracées. Matthias Barton d’eLife juge le modèle sensé, mais uniquement s’il y a un contrôle de qualité assuré par des experts avérés. Un bon exemple en est Uptodate.com, un ouvrage médical de référence en ligne fait par et pour les médecins. Daniel Hürlimann, cofondateur de Sui-Generis, estime qu’il est essentiel pour les travaux scientifiques qu’une source citée soit pérenne. Ce qui n’exclut toutefois pas des formes de publication dynamiques et adaptables. «Il doit seulement être garanti qu’une version spécifique d’une source peut être citée et consultée.»

«Il faut un modèle de publication scientifique qui s’éloigne des entreprises privées et de leur business et revienne aux scientifiques qui transmettent un nouveau savoir validé.»Matthias Barton

Quel devrait être le prix d’une publication?

Les représentants de MDPI et de Springer Nature ne se sont pas exprimés sur cette question. La revue Nature demande environ 10 000 francs suisses pour une publication en open access. Le médecin Matthias Barton estime de tels montants indéfendables du point de vue éthique, surtout si on considère le peu de lecteurs de certains articles. Idéalement, la publication devrait être gratuite de son avis. On pourrait aussi dire qu’elle doit coûter autant que nécessaire, mais aussi peu que possible. «Il faut un modèle de publication scientifique qui s’éloigne des entreprises privées et de leur business et revienne aux scientifiques qui transmettent un nouveau savoir validé.»