Le postdoc constate avec effroi qu’une concurrente a été plus rapide et a publié presque exactement ce qu’il prévoyait d’écrire. Et, de plus, avec des données plus solides que les siennes. Jalousie et colère le submergent. | Illustration: Melk Thalmann

L’unique lettre privée d’Isaac Newton à Gottfried Wilhelm Leibniz ne laissait en rien présager une future guerre de tranchées. En octobre 1693, Newton, qui a découvert la gravité, y assurait Leibniz de son «amitié indéfectible», soulignant qu’il estimait davantage les amis que les découvertes scientifiques. Mais peu après éclata ce qui est peut-être la dispute sur les priorités la plus célèbre et la plus laide de l’histoire: les partisans de Newton accusaient le mathématicien et philosophe allemand de lui avoir volé des éléments essentiels dans son texte sur le calcul différentiel publié en 1684. Cela déboucha sur une plainte pour plagiat qui sera examinée en 1712 par une commission de la Royal Society. Composée et dirigée par Newton, elle jugea Leibniz coupable et l’exclut peu après de la société.

Cette querelle a éclaté à une époque de révolution scientifique marquée par de nombreuses découvertes, mais il n’y avait pas alors de mécanisme reconnu pour clarifier à qui les attribuer. Ces découvertes étaient souvent débattues par lettres, en particulier dans des lettres circulaires. Celles-ci atteignaient presque le statut d’un article publié lorsqu’elles étaient envoyées aux récentes académies et sociétés savantes et discutées au sein de ces cercles.

Les secrétaires de ces sociétés jouaient alors un rôle central. Ils servaient de médiateurs, transmettaient les lettres ou des copies plus loin, ou mettaient des textes choisis au débat. Henry Oldenburg, le premier secrétaire de la Royal Society of London fondée en 1660, se profila même comme éditeur avec la publication de la revue The Philosophical Transactions of the Royal Society, destinée à «rendre compte des entreprises, études et travaux des gens d’esprit du monde entier».

«Ces premières revues n’ont pas grand-chose en commun avec les journaux et les articles très formalisés que nous connaissons aujourd’hui.»Mathias Grote

Au même titre que le Journal des sçavans (Paris, première édition en janvier 1665) et le Giornale de‘ Letterati (Rome, 1668), les Philosophical Transactions (première édition en mars 1665) sont considérées comme les précurseurs des revues scientifiques. Alors que les premières publications des académies étaient de nature encyclopédique, ces périodiques se concentraient sur les nouveautés. Dans les Philosophical Transactions, presque chaque article présente une expérience ou une observation. La revue publiait aussi de nombreux potins et curiosités.

Les débuts du grand comptage

«Ces premières revues n’ont pas grand-chose en commun avec les journaux et les articles très formalisés que nous connaissons aujourd’hui, en particulier dans les sciences naturelles », explique Mathias Grote, historien des sciences à l’Université Humboldt de Berlin. Elles leur ont cependant ouvert la voie et, depuis le XIXe siècle, ces médias périodiques qui réunissent des articles courts permettent à un nombre croissant de scientifiques de faire connaître plus rapidement leurs résultats. Ainsi, il n’est désormais plus nécessaire de publier un livre entier lorsqu’on veut faire connaître une découverte.

A partir du milieu du XIXe siècle, avec l’émergence des disciplines académiques et des sociétés spécialisées, les revues à prétention universelle deviennent des périodiques scientifiques spécialisés eux aussi, et qui s’en distinguent par des contenus plus ciblés, des formats plus stricts et de nouveaux processus de contrôle de la qualité (lire encadré ci-contre sur l’évaluation par les pairs). Ces qualités les différencient également des revues commerciales consacrées à l’industrie et à l’artisanat.

L’évaluation par les pairs est issue de la censure politique
La légende sur l’origine de l’évaluation par les pairs veut que Henry Oldenburg, premier secrétaire de la Royal Society of London et éditeur de la revue Philosophical Transactions, ait introduit un examen externe de la qualité parce qu’il était conscient des limites de son propre savoir. Même si l’histoire des sciences réfute cette explication, les sociétés savantes devaient effectivement examiner ce qu’elles publiaient. Rien ne devait mettre en péril la Couronne ou l’Eglise. L’Etat censura les livres, mais fut dépassé par le flux de nouvelles publications. La censure fut donc transférée aux institutions académiques et aux sociétés savantes – avec la conviction que leurs membres, dignes serviteurs de l’Etat, seraient à la hauteur de la tâche. Le spécialiste américain des sciences Mario Biagioli voit dans cette autocensure un précurseur de l’examen par les pairs. L’évaluation par des experts externes afin d’assurer la qualité n’a été menée de manière systématique qu’au XIXe siècle par quelques publications anglo-saxonnes. La véritable percée du peer review a eu lieu dans les années 1970 aux Etats-Unis. Après le choc provoqué en 1957 par le Spoutnik – l’Union soviétique devenant la première nation à lancer un satellite dans l’espace – les Etats-Unis, humiliés, ont massivement augmenté le financement de la recherche. Cependant, la distribution des fonds a donné lieu à des scandales: des cas de détournement de fonds ont été constatés, le manque de transparence des dépenses a été critiqué et l’on a soupçonné une infiltration politique de la recherche. «Les organismes étatiques de financement et la science avaient un besoin très urgent de renforcer leur légitimité», explique Martin Reinhart, spécialiste des sciences à l’Université Humboldt. Depuis les années 1980, l’évaluation par les pairs fait partie intégrante de l’édition scientifique.

Les chercheurs subissent d’abord peu de pression pour publier. Cela change avec la guerre froide, lorsque les sciences sont impliquées dans la course à l’armement et que le financement de la recherche augmente massivement. Le nombre de publications et de citations qu’elles génèrent s’impose ainsi comme critère pour l’attribution des mandats de recherche et des postes de professeur. On est alors convaincu que ces chiffres permettent d’évaluer objectivement les compétences des scientifiques et leurs performances dans la recherche. «Pourquoi n’appliquerait-on pas les méthodes de la science à la science elle-même?» demande en 1962 lors d’une conférence Derek de Solla Price, cofondateur de la scientométrie, la science de la mesure et de l’analyse de la science. A partir de la fin des années 1960, les données nécessaires pour ce faire sont disponibles dans des banques de données de citations telles que Science Citation Index, Web of Science, Scopus ou encore Google Scholar.

La puissance des éditeurs

«Publier ou périr» devient la loi de la communauté scientifique. Dans les années 1980, de grands groupes d’édition mondiaux tels que Springer, Elsevier ou Wiley s’approprient presque toutes les revues et maisons d’édition importantes – dont le facteur d’impact est élevé – et gagnent des positions dominantes qui leur permettent de générer d’énormes profits. Le modèle commercial est aussi ingénieux que simple: les scientifiques soumettent gratuitement leurs manuscrits qui sont évalués gratuitement par ce qu’on appelle les «pairs», et les universités – en concurrence entre elles – acceptent des prix d’abonnements toujours plus élevés.

A partir des années 1990 toutefois, le modèle se retrouve sous pression: les bibliothèques ne sont plus disposées à payer jusqu’à 20 000 dollars pour un abonnement à une revue et les autorités sont toujours plus nombreuses à exiger que les résultats des recherches financées par l’Etat soient accessibles sans contrepartie. 1999 voit la création du premier éditeur en open access, BioMed Central. Détenu aujourd’hui par Springer, il est le plus grand éditeur scientifique en libre accès et compte plus de 180 revues évaluées par les pairs. Les éditeurs adaptent leur modèle commercial: ce ne sont plus les bibliothèques qui paient, mais les scientifiques qui le font pour pouvoir publier en open access dans les revues.

«Nous avons bien sûr sabré le champagne lorsque nous avons pu placer un article dans Nature».»Andreas Boland

En parallèle ont été créées des plateformes en ligne où les scientifiques peuvent publier gratuitement leurs études, en général sans évaluation préalable par les pairs. Ces prépublications se sont notamment imposées en médecine, en biologie, en mathématiques et en physique. Un format plus récent, surtout utilisé en biomédecine, est le préenregistrement, qui offre une procédure accélérée: les méthodes sont consignées et transmises à une revue qui les évalue avant même la réalisation de l’étude.

Plus souvent, plus vite, plus prestigieux

Pour Andreas Boland, professeur assistant de biologie moléculaire à l’Université de Genève, «il est trop tôt pour dire quel format s’imposera à l’avenir». Il relève que la rapidité joue un rôle décisif dans son domaine. C’est pourquoi de nombreux manuscrits sont présentés sous forme de prépublications sur la plateforme bioRxiv. Il considère également avec intérêt des développements tels que la plateforme Review Commons où l’évaluation par les pairs est effectuée plus vite et indépendamment des revues. Toutefois, lorsqu’une recherche est vraiment importante, on préfère encore souvent publier dans une revue de renom telle que Nature, Cell ou Science. En juin 2021, son groupe est parvenu à placer un article dans Nature. «Nous avons bien sûr sabré le champagne.»

Les prépublications ont également augmenté en physique, note Rachel Grange, professeure d’électronique quantique à l’ETH Zurich. «Mais la publication dans une revue évaluée par les pairs reste la référence, en particulier pour les jeunes scientifiques.» Le nombre de publications est lui aussi important. «Je dis toujours: la qualité compte, mais la quantité, hélas, aussi.» Cependant, les scientifiques se retrouvent dans une situation difficile parce que la plupart des bailleurs de fonds exigent une publication en libre accès. «Les journaux demandent de 2000 à 6000 francs par article pour une publication en open access. Mais les groupes de recherche ne peuvent pas tous se le permettre», note-t-elle. L’option moins chère, avec un embargo de six à douze mois, n’est pas nécessairement une solution, parce qu’on attend souvent une publication en libre accès immédiatement après la fin d’un projet ou à l’échéance d’une bourse.

«Pourquoi n’appliquerait-on pas les méthodes de la science à la science elle-même?»Derek de Solla Price, 1962

Les sciences humaines et sociales utilisent pour leur part un large éventail de formes de publication. En histoire par exemple, les articles sont non seulement publiés dans des revues examinées par des pairs, mais aussi dans des recueils, indique Svenja Goltermann, professeure d’histoire moderne à l’Université de Zurich. «Auparavant, on trouvait presque de tout dans ces recueils, y compris diverses contributions peu pertinentes.» Mais maintenant, les éditeurs connus tels que Cambridge University Press ou Oxford University Press assurent également une évaluation par les pairs. «Ces publications ont donc gagné en importance», constate-t-elle. Toutefois, pour une carrière académique, la publication d’une monographie après la thèse est devenue «à peu près incontournable». Bien que, dans certaines disciplines, la tendance soit aux thèses cumulatives, qui réunissent donc plusieurs articles au contenu apparenté, la monographie restera indispensable à l’avenir en histoire, selon Svenja Goltermann. Car certaines argumentations ne peuvent être développées que dans un livre.