L’assaut des médias: German Ramirez, un spécialiste des maladies tropicales, fait le point en 2014 sur la prise en charge d’une infirmière espagnole infectée par Ebola. | Image: Denis Doyle/Getty Images

L’expert n’a jamais été très populaire. Personne n’apprécie vraiment de recevoir des leçons, et celui qui fait preuve de rigueur intellectuel passe vite pour un pédant. Les érudits sont «des spécialistes qui savent tout sur une chose et rien sur le reste», ironisait l’écrivain Ambrose Bierce. Bref, des savants un peu idiots, qui ne comprennent pas grand-chose à la vie réelle.

La plupart des gens ne prisent guère les professeurs, et il y a longtemps qu’il s’est habitué à cette situation, confie Tom Nichols, lui-même professeur au Naval War College de Newport (Etats-Unis) et auteur du livre «The Death of Expertise». Mais la situation a changé selon lui: dans les années 1960 et 1970, la plupart des Américains estimaient encore que «ceux qui ont envoyé un homme sur la Lune avaient en général également raison sur la plupart des autres questions de société importantes». Aujourd’hui, des personnes sans savoir particulier s’estiment plus compétentes que les experts. «Je n’ai pas de problèmes lorsqu’on se montre sceptique – c’est même une bonne chose, poursuit Tom Nichols. Ce qui est grave, c’est que tout respect s’est perdu. Nous sommes remis en question de manière très agressive.»

Chassé-croisé entre science et société
Le monde académique rêve d’une politique basée sur des considérations scientifiques. Mais pour les autorités et le public, celles-ci ne constituent souvent qu’un argument parmi d’autres. Quatre cas emblématiques. Par Sophie Gaitzsch

ÉCOLE: La bataille du Lehrplan 21
En 2006, le peuple suisse acceptait à 85% d’harmoniser la formation au niveau fédéral. Cette volonté s’est concrétisée sans heurts en Suisse romande avec le Plan d’études romand, La situation s’est en revanche révélée plus compliquée outre-Sarine pour son pendant, le Lehrplan 21. Elaboré par des experts en pédagogie, il a été adopté par les cantons germanophones à fin 2014. Depuis, politiciens, enseignants et parents l’attaquent de toutes parts. Certains opposants redoutent qu’il nuise à la liberté et à la créativité. La droite conservatrice dénonce une réforme trop chère, qui viole le fédéralisme et exige trop des enfants. L’enseignement des langues
cristallise les tensions.

«En ciblant le Lehrplan 21 et le travail des experts, les opposants ont trouvé un moment et une modalité pour mettre en cause la transformation de certaines valeurs, souligne Farinaz Fassa, directrice de l’Observatoire de la formation et de l’éducation de l’Université de Lausanne. L’école implique la transmission du passé, une conception du présent et une vision du futur. C’est un sujet que tout le monde pense bien connaître puisque chacun est allé à l’école. Il est donc à la fois intime et très politique.» Jusqu’à présent, la population fait cependant confiance aux autorités scolaires et aux experts: sept initiatives cantonales contre le Lehrplan 21 ont échoué dans les urnes.

OGM: Des scientifiques se sentent floués
Les répercussions redoutées des plantes génétiquement modifiées sur l’environnement et la santé n’ont pu être scientifiquement prouvées. Voilà l’une des conclusions principales du Programme national de recherche PNR 59 mené sur mandat du Conseil fédéral et publiées en août 2012. Pourtant, le Parlement a reconduit en décembre 2012 pour cinq ans le moratoire qui proscrit leur culture, suite à une motion déposée quelques mois avant la publication du rapport scientifique et soutenue par le Conseil fédéral. Les Académies suisses des sciences dénoncent le manque de considération porté par le monde politique envers les résultats de ces recherches, avançant que les débats aux Chambres ont avant tout porté sur les réticences du monde agricole et des consommateurs. Les parlementaires répliquent qu’ils ont bien tenu compte du PNR 59, notamment de ses études sur le coût d’une double filière (OGM et conventionnelle) ainsi que sur l’acceptation (ou non) de ces nouveaux produits par la population.

Pour Alain Kaufmann, sociologue des sciences à l’Université de Lausanne, les scientifiques ont leur part de responsabilité dans cette mésentente. «Ils sont nombreux à estimer qu’il faut dépolitiser le débat et s’appuyer sur des éléments purement scientifiques pour avancer. Or, c’est une mauvaise stratégie, car il n’y a pas d’objet plus politique que les OGM. Ils devraient plutôt chercher des alliés.» Sur ce sujet sensible, le temps n’apaise pas les craintes. En 2017, le Parlement a à nouveau prolongé le moratoire jusqu’en 2021.

PESTICIDES: ONG contre agences européennes
Dans la saga du glyphosate, les experts européens ont le mauvais rôle. En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer de l’OMS qualifie le pesticide de «cancérigène probable». L’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) et l’Agence européenne des produits chimiques arrivent par la suite à la conclusion inverse. Les deux agences ont pris en compte des études non publiques réalisées par l’industrie, un choix qui éveille la méfiance. Le débat s’envenime lorsque l’AESA est accusée d’avoir fait un copier-coller des passages d’un rapport de Monsanto. L’agence réplique en explicitant sa méthode, alors que les ONG augmentent encore la pression. En novembre 2017, l’UE prolonge dans une ambiance survoltée l’autorisation de la substance pour cinq ans.

Pour David Demortain, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) près de Paris, l’expertise scientifique n’a finalement pas été décisive dans cette décision. «Aucune étude scientifique n’a motivé le changement de position de la Pologne ou de l’Allemagne», écrit-il dans Le Monde. Et les gouvernements opposés au glyphosate ont continué de penser que le produit était néfaste, malgré les conclusions des agences européennes.

PAPILLOMAVIRUS: A qui le vaccin profite-t-il vraiment?
Chaque année, le papillomavirus (HPV, transmis par contact sexuel) provoque 250 cancers du col de l’utérus et 5000 lésions précancéreuses en Suisse. Or, il existe un vaccin, autorisé dans le pays depuis 2006 et recommandé pour toutes les adolescentes par la Commission fédérale pour les vaccinations (CFV) depuis 2007. «Contrairement à d’autres pays, il n’y a pas eu de forte mobilisation au sein de la population contre ces décisions, note Nolwenn Bühler, anthropologue spécialisée dans l’étude des sciences et de la santé à l’Université de Neuchâtel. Le débat a surtout tourné autour de questions économiques, sans refléter le clivage traditionnel entre pro et anti-vaccins.»

Des voix s’élèvent, notamment parmi les médecins, contre son coût élevé (700 francs à l’époque), la rapidité de sa validation, la transparence de l’information à disposition et le rôle des entreprises pharmaceutiques. Certains experts de la CFV sont accusés de liens d’intérêts avec l’industrie. L’utilité du vaccin et son efficacité à long terme alimentent aussi la polémique. Ces interrogations n’ont pas empêché les autorités de lancer des campagnes de vaccination. Pour la période 2011-2013, la couverture vaccinale pour les filles de 16 ans atteignait 51% selon les chiffres de l’Office fédéral de la santé publique.

Paru en avril 2017, son livre pourrait être perçu comme une réponse à Donald Trump, qui avait qualifié les experts d’«épouvantables » pendant sa campagne et se vantait de pouvoir s’en passer. Mais le manuscrit avait déjà été achevé avant. «Je n’avais pas prévu Trump, dit Tom Nichols, mais je savais que quelque chose du genre nous arriverait un jour.» Le phénomène ne concerne certainement pas que les Etats-Unis, mais s’étend à l’ensemble du monde occidental, et le livre a été rapidement traduit en onze langues. Depuis, l’auteur croule sous les sollicitations.

Tous savants

La crise qui frappe les spécialistes ne se limite pas aux sciences. Les médecins remarquent que certains patients ne viennent pas chercher conseil mais exigent des traitements qu’ils ont auparavant trouvés en googlant. Architectes et artisans rapportent que leurs clients veulent leur dicter la manière de faire leur travail. Et les enseignants doivent gérer des parents frustrés incapables d’accepter que leurs enfants ont simplement mal répondu à une question d’examen.

Le phénomène a de multiples raisons. Tom Nichols y voit d’abord une conséquence de la prospérité: «Notre monde de haute technologie fonctionne si bien que les gens s’imaginent – à tort – que tout ça est très simple. Un click envoie un courriel à l’autre bout du monde, mais personne ne pense à la multitude de spécialistes qui rendent cela possible, des ingénieurs aux diplomates en passant par les concepteurs de logiciels.» Une deuxième raison réside dans la mode actuelle consistant à traiter les étudiants comme des clients, dont le bien-être semble acquérir plus d’importance que l’apprentissage. Cela débouche sur un excès de confiance en soi couplé avec un recul des connaissances acquises.

«Notre monde de haute technologie fonctionne si bien que les gens s’imaginent à tort que tout est très simple.»Tom Nichols

Deux autres causes de la crise proviennent de l’intérieur même du système scientifique. D’un côté, on paie le prix du relativisme postmoderne: les faits n’existent pas, il y a seulement des interprétations, comme disait Nietzsche. Partant de là, des théoriciens, notamment de gauche, ont remis en question de manière fondamentale l’idée qu’une vérité objective puisse exister vraiment. Pour le philosophe Michael Hampe de l’ETH Zurich, il se révèle alors difficile de répondre à ceux qui discréditent la théorie d’un réchauffement climatique par l’homme et la considèrent comme une simple vue de l’esprit.

D’un autre côté, les experts ont toujours outrepassé les limites de leurs compétences, note Dietram Scheufele, professeur de communication des sciences à l’Université du Wisconsin. «Par exemple, des scientifiques peuvent calculer la probabilité que la rougeole se déclare dans une classe si 20% des écoliers ne sont pas vaccinés. Mais ce n’est pas leur tâche de déterminer s’il faut rendre la vaccination obligatoire.» C’est une question politique qui nécessite une réponse politique. Les scientifiques peuvent ici parfaitement donner leur opinion, mais pas en se présentant comme des autorités. S’ils le font, «ils minent leur propre crédibilité», poursuit le chercheur: ils doivent accepter que des considérations morales et religieuses soient également prises en compte à côté des arguments scientifiques. Comme l’a dit Friedrich Dürrenmatt: «Ce qui concerne tous ne peut être réglé que par tous.»

La malédiction du numérique

Ces évolutions négatives n’auraient pas débouché sur la profonde crise actuelle sans un autre facteur déterminant: Internet. On aurait pu penser que l’offre illimitée d’informations gratuites allait conduire au triomphe du savoir. Mais cela aurait été bien naïf. Le contraire s’est produit: connaissances établies et théories de conspiration, opinions fondées et opinions incohérentes se retrouvent désormais sur un pied d’égalité. Pire: souvent, les «fake news» se propagent plus vite que les «fact news».

Cette évolution négative se voit renforcée par les médias sociaux. «Nous sommes tous copains sur Facebook, avance Tom Nichols. Cela a conduit à l’idée ridicule que chacun de nous a autant de compétences et que toutes les opinions se valent.» Internet contribue aussi à la perte de respect parce que les barrières tombent plus facilement devant un écran que lors d’un face-à-face.

Les médias sociaux favorisent en outre un effet que les psychologues nomment le biais de confirmation. Dans la réalité, il est rare que les gens se forgent une opinion à partir des faits. En général, notre avis les précède, et nous allons ensuite en chercher de nouveaux afin de le confirmer. Et Internet facilite grandement cette étape, secondé par des algorithmes qui nous font voir précisément le type d’informations que nous apprécions. «C’est le paradoxe de ce nouveau monde, ajoute Dietram Scheufele. Il n’a jamais été aussi facile de trouver les informations que l’on souhaite. En revanche, il n’a jamais été aussi facile d’échapper à celles que l’on ne veut pas voir.»

La crise actuelle n’est pas propre à la science. Les scientifiques sont d’ailleurs toujours considérés comme dignes de confiance en Europe, et 90% de la population aux Etats-Unis, démocrates et républicains confondus, se font une idée favorable de la science. Mais ce qui devient diabolique, c’est que chacun peut choisir les connaissances scientifiques qui lui conviennent. Certains retiendront ainsi une étude prétendant établir un lien entre vaccins et autisme, bien qu’il soit connu depuis longtemps qu’elle avait été falsifiée.

Un paradoxe en résulte: l’accroissement des connaissances augmente davantage le degré d’idéologisation des gens qu’il ne le réduit. Cela a été démontré autour du changement climatique actuel qui est, selon les scientifiques, provoqué par les activités humaines: les démocrates sont d’autant plus convaincus de ce lien qu’ils en savent plus sur le sujet, alors que les républicains y croiront moins. Une expérience instructive a été menée par la psychologue Ashley Landrum: elle a donné à lire à différents participants deux versions d’un article sur le virus Zika. L’une établissait un rapport entre le virus et le changement climatique, l’autre avec les migrations. Résultat: les républicains se montraient inquiets s’ils avaient lu l’article associé aux migrations, et indifférent par rapport à celui établissant un lien avec le climat. Pour les démocrates, c’était exactement le contraire.

«Il est contre-productif de mentionner des faits qui remettent en question la conception du monde de votre interlocuteur.»Gleb Tsipursky

La situation en Europe actuelle n’est pas encore aussi dramatique et polarisée qu’aux Etats-Unis. Mais le climat politique général n’incite guère à l’optimisme. Parmi les nombreux exemples, on citera le triomphe en Italie du Mouvement Cinque Stelle, qui se montre très sceptique à l’égard des vaccinations et des «élites». La crise simultanée du journalisme ne simplifie pas la situation. «Il est presque trop tard, estime Stephan Russ-Mohl, professeur de journalisme et de gestion des médias à l’Université de la Suisse italienne à Locarno. Dans la lutte contre les fakes news, nous sommes dos au mur. Malgré toutes les initiatives lancées, nous n’atteignons pratiquement pas les gens.»

Les pièges à éviter

La science a urgemment besoin d’une stratégie de communication. Il ne suffit pas d’avoir raison sur le fond. Les exemples montrent qu’en général les arguments ne permettent pas de convaincre les individus d’abandonner leurs convictions. «Il est même contre-productif de mentionner des faits qui remettent en question la conception du monde de l’interlocuteur», explique Gleb Tsipursky, un historien des sciences de l’Université d’Etat de l’Ohio versé dans la psychologie. Cela risque de cimenter encore davantage la position de l’autre.

Le chercheur recommande de commencer par analyser la situation émotionnelle de son vis-à-vis. Pourquoi est-il en colère? Quels sont ses soucis? Il faut ensuite montrer de l’empathie pour ses préoccupations. Ce n’est qu’ensuite, après avoir préparé le terrain, que l’on présentera des arguments. Il est alors important de ne pas heurter frontalement ses convictions fondamentales, dans la mesure du possible. Gleb Tsipursky dit avoir ainsi emporté l’adhésion de plusieurs personnes qui se méfiaient de la science.

Dietram Scheufele va dans le même sens: «Si j’utilise le terme de changement climatique en face d’un républicain, il se ferme immédiatement. Et mieux vaudra m’arrêter de parler.» En pareille situation, celui qui veut promouvoir les énergies renouvelables devrait plutôt mettre en avant des valeurs plus générales, telles l’indépendance énergétique et la compétitivité, des notions qui parlent à tous les Américains. Une tactique bien maîtrisée par Arnold Schwarzenegger selon le chercheur. Il donne un autre exemple: la spécialiste en sciences de l’atmosphère Katharine Hayhoe, directrice du Centre des sciences du climat de l’Université Texas Tech et évangélique. Une combinaison insolite mais très efficace puisque sa foi la rend crédible auprès des milieux conservateurs. Elle a déjà réussi à convaincre certains sceptiques, dont son époux qui est pasteur, de la réalité du changement climatique, notamment en mettant l’accent sur la sauvegarde de la Création.

Adapter son message

L’idée de faire appel aux valeurs des personnes s’applique à d’autres sujets. Une étude de l’Université Emory à Atlanta a notamment montré que les campagnes de vaccination moralisantes n’apportent pas grand-chose, notamment lorsqu’elles invoquent le risque de mettre en danger des enfants qui ne peuvent être vaccinés pour des raisons médicales. Les parents hostiles aux vaccins ne sont en général guère sensibles à la préoccupation d’autrui. Une meilleure stratégie consisterait à les rendre attentifs au fait que les vaccins permettent de renforcer les défenses naturelles de leurs enfants et d’exercer ainsi un contrôle sur leur santé.

Autre piste prometteuse: le cadrage (ou «framing», tiré de la psychologie de la communication). Il consiste à donner une connotation particulière à un thème grâce à un choix de termes adéquats, afin de guider le public dans une direction voulue. Ainsi, Dietram Scheufele mentionne l’expression «Frankenfood», qui associe les aliments génétiquement modifiés à Frankenstein. Elle constitue un bon exemple de connotation négative parce qu’elle suggère d’emblée l’idée d’une science qui échappe à tout contrôle. «Ce slogan a été délibérément choisi par une ONG anti-OGM. Il est si efficace qu’on peut difficilement le contrecarrer.»

«Nous sommes dos au mur.»Stephan Russ-Mohl

Les scientifiques doivent réfléchir assez tôt à la manière de présenter leurs recherches. Le livre sur l’outil de génie génétique CRISPR écrit par la chercheuse de Berkeley Jennifer Doudna porte le titre: «A Crack in Creation» (une faille dans la création). «Cela sonne bien, commente Dietram Scheufele, mais prend à rebrousse-poil près de 60% des Américains qui accordent de l’importance à la religion.» Avec ce livre, la généticienne donne ainsi l’impression que la nouvelle technologie va à l’encontre des valeurs d’une grande partie de la population. «Et lorsqu’une telle idée s’impose, il devient presque impossible de revenir en arrière.»

Pour Gleb Tsipursky, la situation est critique: la science est en train de perdre la partie – avant même d’avoir remarqué qu’elle avait débuté. «Les scientifiques doivent en premier lieu réaliser qu’ils ont vraiment un problème. Ensuite arrêter de se voir comme des combattants isolés et se mettre à à travailler ensemble.»

Avec son «serment pro-vérité» (www.protruthpledge.org), l’historien encourage experts, journalistes et citoyens à s’engager publiquement à ne partager que des informations vérifiées, à corriger leurs erreurs et celles des autres, et à faire la distinction entre les faits et leurs opinions. Cette manière d’agir semblera évidente pour un scientifique, mais mieux vaut de nos jours ne pas la considérer comme allant de soi. A l’objection qu’un tel projet ne convaincra pas ceux qui ne font pas confiance à la science, Gleb Tsipursky répond qu’il y a toujours assez de gens entre les extrêmes qui sont susceptibles d’être touchés par cette approche. Les opposants les plus endurcis sont de toute façon perdus.

Stephan Russ-Mohl propose une idée analogue: «Scientifiques et journalistes devraient s’allier pour contrecarrer le flux de désinformation et de fake news.» Les journalistes auraient ainsi accès à des histoires originales et fiables alors que les chercheurs seraient de leur côté en mesure de mieux partager leur savoir avec le grand public. Mais pour le moment, rien n’indique qu’une telle alliance va réellement voir le jour.

Et qu’en serait-il si les scientifiques communiquaient davantage directement avec le public par les biais des médias sociaux, des blogs ou des articles de presse? «On peut le souhaiter, mais rien ne les y incite», dit Stephan Russ-Mohl. Ils sont déjà suffisamment occupés à publier dans les revues spécialisées et à faire valoir leurs qualifications. «Et rien ne changera tant que les instances qui financent la recherche ne soutiennent pas explicitement les efforts de communication.» Sans oublier que de nombreux scientifiques se sont confortablement installés «à l’ombre du désintérêt public».

Six conseils pour mieux convaincre
  1. Eviter un ton moralisateur.
  2. Montrer d’abord de la compréhension pour les préoccupations de l’interlocuteur et modérer le nombre de ses arguments.
  3. Examiner à quel public on s’adresse et choisir les exemples en conséquence.
  4. Indiquer clairement où s’arrêtent ses compétences et ce qui relève de l’opinion personnelle.
  5. Bien réfléchir sous quel angle présenter un nouveau sujet avant de se lancer («framing»).
  6. Pour les institutions: offrir des cours de communication et créer des incitations pour encourager les scientifiques à communiquer directement.

Il est bien entendu astreignant de discuter avec des non-spécialistes hostiles, voire révoltés. «J’ai souvent l’impression de me disputer avec des enfants, soupire Tom Nichols qui s’engage avec le grand public à travers de nombreux débats, des articles vulgarisés ainsi que sur Twitter. Corriger une affirmation erronée mène très vite à la critique d’être élitiste et arrogant.» Mais se défiler n’est pas une option: «Les experts doivent s’engager, que cela leur plaise ou non.» Peut-être pas les mathématiciens ou les chirurgiens, mais tous les intellectuels travaillant sur des sujets controversés au niveau politique. «Nous ne pouvons pas discuter uniquement entre nous. Nous avons le devoir de le faire avec le public.»

Les personnalités telles que Tom Nichols restent cependant des combattants solitaires. Il y a bien des tentatives d’engagement coordonné, comme la Marche pour la science qui a réuni en 2017 des centaines de milliers de personnes dans les rues autour du monde. Mais rien n’indique que le déferlement de fake news et le dénigrement des experts soient en perte de vitesse.

Tom Nichols ne se montre guère optimiste. Lorsqu’on lui demande son évaluation globale de la situation, il répond de manière pessimiste: seule une catastrophe serait en mesure d’enrayer le narcissisme ambiant, par exemple une guerre ou un effondrement économique. Car les compétences des experts sont soudainement à nouveau très appréciées lorsqu’on se trouve en situation de crise: «Aux urgences, on ne voit pas beaucoup de monde se disputer avec le médecin.»

Le journaliste scientifique Mathias Plüss écrit régulièrement pour Das Magazin.