Amir Dziri, professeur d’études théologiques islamiques, et Martin Steiner, chercheur en études judaïques, dialoguent en direct. Photo: Ulrike Meutzner/13Photo

Le brutal attentat terroriste perpétré par le Hamas l’an dernier a suscité l’horreur dans le monde entier – mais aussi, de façon sporadique, l’approbation. Et ce, même dans le milieu universitaire, comme l’a montré le post sur X d’un enseignant de l’Institut d’études du Proche- Orient de l’Université de Berne qui sera dissous sous sa forme actuelle à la suite de cet événement. Il avait qualifié l’attentat du 7 octobre 2023 de cadeau. Les bombardements à large échelle de la bande de Gaza par Israël qui ont suivi ont déclenché de vives critiques. Depuis, les incidents antisémites augmentent dans le monde entier. En Suisse, les festivités du jubilé du Centre d’études juives de l’Université de Bâle ont par exemple dû être annulées pour des raisons de sécurité.

Dans le sillage de cette polarisation, la société porte ainsi une attention toute particulière aux instituts de recherche. Nous voulions savoir comment Amir Dziri, le directeur du Centre suisse islam et société (CSIS) de l’Université de Fribourg, et Martin Steiner, le directeur par intérim de l’Institut de recherche judéo-chrétienne (IJCF) de l’Université de Lucerne, gèrent la situation. Leurs établissements – consacrés à l’étude de l’islam et du judaïsme au niveau théologique – sont restés en retrait du débat qui a enflammé les médias. Rencontre à trois, à Berne.

1 – A propos de la pression à la prise de position publique

Il n’allait pas de soi que ces deux professeurs acceptent notre invitation à échanger. Et dans un contexte agité, les réponses sont prudentes. «Les juifs du monde entier sont concernés par ce qui se passe en Israël et en Palestine, mais nous ne sommes pas un institut dédié au Moyen-Orient qui explique la situation politique dans la région», précise d’emblée Martin Steiner – lui-même non juif.

«Tant le judaïsme que l’islam sont fortement perçus à travers le prisme d’événements internationaux.»Amir Dziri

Amir Dziri complète: «Tant le judaïsme que l’islam sont fortement perçus à travers le prisme d'événements internationaux. D’où le réflexe de se demander ce que les juifs et les musulmans de Suisse en pensent. Pourtant, ceux-ci sont ici confrontés à des réalités de vie très différentes et ne veulent ou ne peuvent pas du tout s’exprimer à ce propos.» Dans l’incertitude actuelle, ces sollicitations de prise de position leur pèsent.

2 – Gestion de l’implication personnelle

Martin Steiner raconte qu’à l’institut lucernois du judaïsme, des collaboratrices et les collaborateurs sont de surcroît fortement touchés personnellement, soit parce qu’ils étaient eux-mêmes en Israël au moment de l’attaque, soit parce qu’ils viennent de ce pays. «A la Faculté de théologie, nous échangeons aussi avec des collaboratrices et des collaborateurs musulmans de l’institut de théologie islamique. C’était très précieux de ressentir de la compassion de leur part après l’attaque terroriste barbare», note-t-il. Et il perçoit l’inquiétude des étudiantes et des étudiants au sujet de l’évolution du conflit.

A Fribourg aussi, la consternation et la compassion étaient palpables en octobre, raconte Amir Dziri: «Les discussions portaient surtout sur les conséquences des attaques sur la cohabitation au sein de la société suisse.» On craignait de voir s’accentuer la polarisation de la société et que les minorités religieuses soient confrontées à davantage de méfiance.

«Je souhaite que la perspective soit à nouveau dirigée vers une cohabitation pacifique et sécurisée dans le pays.»Martin Steiner

L’attaque israélienne dans la bande de Gaza a aussi provoqué de grandes souffrances au sein de la population civile. Martin Steiner souhaite que «la perspective soit à nouveau dirigée vers une cohabitation pacifique et sécurisée dans le pays». Certains thèmes sont-ils tabous au sein des établissements dans cette atmosphère tendue? Non, estiment les deux professeurs. Et «c’est bien ainsi. La science doit être libre», souligne Martin Steiner. Amir Dziri étudie de longue date l’antijudaïsme musulman, mais aussi le «potentiel d’une éthique de la paix islamique, pour faire quelque peu contrepoids à la légitimation de la violence par la religion dans les milieux extrémistes». Il observe une forte pression sur les étudiantes et les étudiants musulmans et juifs afin qu’ils se positionnent face aux événements. «Il n’existe par contre que peu d’espaces où ils peuvent exprimer leurs préoccupations en dehors d’une forte polarisation.» Dans son institut, aucune manifestation de sympathie à l’égard du Hamas n’a eu lieu: «J’ai été bouleversé que des gens aient exprimé leur joie à l’annonce des attaques du Hamas. Je suis heureux de ne pas y avoir été confronté dans mon entourage.»

3 – Préparé à la communication en temps de crise

Le CSIS a toujours été confronté à des questions sensibles et à des camps thématiques controversés, note Amir Dziri. «La religion, en particulier l’islam, est un sujet très émotionnel qui touche beaucoup de gens.» C’est pourquoi seules des personnes désignées à l’avance s’expriment au nom de l’institut. Après les attentats du Hamas, aucune recommandation particulière au personnel ou aux étudiants sur le comportement à adopter n’a été nécessaire.

«Nous appliquons une stratégie de communication sobre.»Amir Dziri

Cela vaut aussi pour les réseaux sociaux: «Nous avons un compte pour l’institut et y appliquons une stratégie de communication sobre. Nous ne réagissons pas aux débats, mais rendons nos contenus accessibles à un large public.» La Faculté de théologie de l’Université de Lucerne utilise aussi les réseaux sociaux pour le transfert de connaissance, non comme outil politique.

4 – Préserver l’indépendance de la science

Pour Martin Steiner, cela va d’ailleurs de soi: «Science et recherche doivent être neutres. Les résultats, les données et les faits peuvent ensuite être utilisés et interprétés par la politique, mais les scientifiques ne devraient pas faire de politique.» En parallèle, la politique ne devrait pas non plus influencer «ce que nous étudions et enseignons, afin que nous restions impartiaux et indépendants», précise-t-il. Amir Dziri acquiesce, mais estime que la recherche n’est jamais totalement neutre: «Nous sommes toutes et tous impliqués personnellement avec nos opinions et nos positions.» Dans ce contexte, il faut toutefois établir une distance méthodologique, «afin que nous ne soyons pas entraînés par notre propre mode de pensée dans notre expression professionnelle ».

«Quand il y a deux poids deux mesures, délégitimisation ou diabolisation, il s’agit d’antisémitisme»Martin Steiner

Martin Steiner illustre par un exemple comment s’y prendre: «Les étudiantes et les étudiants nous interrogent sur la proportionnalité de la politique d’Israël, veulent savoir jusqu’où on a le droit de critiquer le gouvernement et où se situent les limites de l’antisémitisme.» Ils exigent des critères d’évaluation. Le test des trois «D» de Nathan Scharanski est ici très utile. Il indique, entre autres: «Quand il y a Deux poids deux mesures, Délégitimisation ou Diabolisation, il s’agit d’antisémitisme. » Pour Martin Steiner, il est important de donner un tel outil aux étudiantes et aux étudiants. Au CSIS, Amir Dziri l’utilise aussi: «C’est une bonne aide pour la discussion et les débats actuels.» (Brève explication de la rédaction: par «deux poids, deux mesures», on entend que l’on applique à la politique d’Israël d’autres critères que ceux appliqués aux autres Etats; par «délégitimation», que l’on remet en question le droit d’Israël à exister; par «diabolisation», que l’on présente Israël comme le mal par excellence).

5 – Ne pas toujours tout expliquer

D’une part, Amir Dziri estime que l’intérêt du public à la mise en perspective des événements actuels est légitime. De l’autre, il y voit aussi une évolution qui pose un problème d’ordre général: la recherche est toujours plus soumise à la pression de l’utilité. «Désormais, presque chaque papier d’étude contient des recommandations à l’intention des milieux politiques ou de la société. On s’attend un peu à ce que l’expertise soit présentée pour qu’il en résulte une possibilité d’action concrète.»

«Quand il s’agit de l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien par des islamistes, ici en Suisse, je peux contribuer à désamorcer la situation.»Amir Dziri

Mais les études judaïques ou islamiques ne peuvent pas expliquer tout ce qui touche au Proche-Orient. «Quand il s’agit de mettre en lumière l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien par des islamistes, ici en Suisse, par exemple pour recruter des adhérents à leur idéologie, je peux contribuer à désamorcer la situation», ajoute Amir Dziri. Tandis que les questions des perspectives politiques au Proche-Orient ne relèvent pas de sa «compétence centrale».

6 – Dialoguer au lieu de se positionner

Amir Dziri doute aussi de l’activisme scientifique, notamment sur les réseaux sociaux: «Les discussions utilisées par une personne pour se positionner ne m’apportent rien, intellectuellement ou émotionnellement. Il serait plus important de privilégier les formats permettant le dialogue.» A titre personnel, il entretient des échanges informels au sein d’un groupe interconfessionnel: «Actuellement, soigner ses relations est le seul moyen de se réunir et de se soutenir réellement, c’est donc là que je m’investis le plus.» Certes, cela ne permet pas de résoudre le conflit au Moyen-Orient, mais cela montre au moins que la compassion et la solidarité existent. «Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus salutaire pour supporter la situation», pense-t-il.

«En sciences, on peut souvent encore échanger là où d’autres canaux de dialogue sont déjà interrompus ou fortement érodés.»Martin Steiner

Martin Steiner souligne aussi le potentiel de la science pour le dialogue: «Parce qu’on se met d’accord sur une base méthodologique ou une diversité de méthodes, on peut souvent encore échanger ici, là où d’autres canaux de dialogue sont déjà interrompus ou fortement érodés.» Pouvoir se rencontrer est très important. Nos deux interlocuteurs ont eux-mêmes prouvé que c’est possible en échangeant pour cet article.