Electronicienne multimédia en formation, Frances Vu-To installe téléviseurs, home cinémas, smartphones et bien plus encore. | Photo: Gabi Vogt / 13 Photo

«La formation professionnelle a conservé sa place de choix en tant que principale formation en Suisse ces vingt dernières années», lance Jürg Schweri, professeur à la Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP), à Zollikofen. Selon le spécialiste, elle continue en effet d’occuper une place centrale dans le paysage des formations du deuxième cycle de l’enseignement secondaire (secondaire II): deux tiers des jeunes entrent dans l’un des plus de 200 programmes de CFC (Certificat fédéral de capacité) ou AFP (Attestation fédérale de formation professionnelle) après avoir terminé l’école obligatoire. Un taux record au niveau européen: la moyenne dans les pays de l’OCDE n’est que de 12%. Qu’est-ce qui a fait et continue de faire le succès de l’apprentissage dual? Tour d’horizon.

Recette patentée contre le chômage

«Le grand avantage de la formation professionnelle initiale pour l’économie et les entreprises, c’est qu’elle permet de former des gens selon les besoins», déclare Jürg Schweri. «L’aspect adéquationniste est la principale force de notre système de formation», complète Rami Mouad, statisticien au Service de la recherche en éducation (SRED) du canton de Genève. «Les entreprises participent à la construction des formations. Les contours du marché de l’apprentissage correspondent finalement assez bien aux contours des besoins des entreprises en termes de qualification professionnelle.» Pour lui, non seulement la formation professionnelle fournit aux jeunes des qualifications, mais elle contribue aussi à leur insertion sur le marché du travail. Cela se reflète dans un taux de chômage beaucoup plus faible qu’ailleurs en Europe: 6,9% chez les 15 à 24 ans contre 13,6% en moyenne. La formation professionnelle apparaît ainsi comme la panacée de l’intégration professionnelle des jeunes, ce que confirme Jürg Schweri: «Ce taux de chômage faible est un signe de qualité pour le système.» Il continuera à suivre ce paramètre dans sa prochaine étude sur le rôle des entreprises de formation dans la transition des apprentis vers l’enseignement supérieur et le travail. Il se penchera en effet sur le succès des transitions, à savoir si les diplômés de l’apprentissage trouvent rapidement un emploi ou s’ils sont menacés par le chômage.

«Le grand avantage de la formation professionnelle initiale pour l’économie et les entreprises, c’est qu’elle permet de former des gens selon les besoins.»

Le docteur en sciences de l’éducation Jean-Louis Berger, de l’Université de Fribourg, ­souhaite toutefois dépasser cet argument économique et apporter une nuance psychopédagogique. Pour lui, la performance du système de formation professionnelle initiale suisse ne peut reposer seulement sur des indicateurs économiques tels que le taux de ­chômage des jeunes. «Afin de développer la qualité de la formation, il est essentiel de s’intéresser aussi à la façon dont les acteurs de la formation, à savoir les apprentis, le corps enseignant en école professionnelle et les formatrices et formateurs en entreprise la dé­finissent et la perçoivent.» En 2022, le scientifique a développé un outil qui permet aux apprentis d’exprimer leur ressenti par rapport à la qualité de leur formation. «L’idée était que ces informations puissent ensuite servir aux formatrices et formateurs pour améliorer l’enseignement et les pratiques.»

Toujours parfois exploités

Dans le cadre de cette étude, Matilde Wenger, doctorante qui travaille aujourd’hui à la HEFP de Lausanne, a effectué sa thèse sur la tension des rôles demandés aux jeunes en formation. Elle s’y est intéressée aux jeunes de 15 ans qui intègrent le marché du travail après un parcours scolaire «au cadre assez strict, voire infantilisant». Il ressortirait de son travail que les apprentis sont encore trop souvent exploités pour des tâches pour lesquelles une entreprise n’aurait en réalité pas besoin d’engager des jeunes en formation. Ce qui conduirait à de la frustration et parfois à la résiliation du contrat d’apprentissage. «A l’école, plus ces jeunes se sentent traités comme des enfants, moins ils sont engagés. Sur le lieu de travail, plus ils doivent effectuer des tâches ingrates, moins ils se sentent investis.» Pour la scientifique, la solution serait que les acteurs et actrices impliqués dans les formations reconnaissent l’existence de ce genre de tensions et les verbalisent.

«Sur le lieu de travail, plus les jeunes doivent effectuer des tâches ingrates, moins ils se sentent investis.» Matilde Wenger

Le système actuel donne donc globalement satisfaction. Mais dans un monde du travail en perpétuelle mutation, la formation professionnelle sait-elle s’adapter? Pour Jürg Schweri, il y a une sorte d’«adaptation continue», la formation professionnelle étant étroitement liée au marché du travail. «Si une grande évolution affecte le marché, la formation est la première à devoir changer.» Lorenzo Bonoli, chercheur à la Haute école fédérale en formation professionnelle HEFP, rappelle que pour faciliter l’ajustement aux changements sociaux, la législation prévoit que, tous les cinq ans, toutes les formations soient contrôlées et éventuellement révisées.

Rami Mouad cite un exemple concret: «Le développement des AFP montre une adaptation de la formation professionnelle au public scolaire en situation de vulnérabilité. Certaines autrices qualifient l’AFP de formation professionnelle inclusive parce qu’elle accueille aussi des élèves qui sont passées auparavant par l’enseignement spécialisé et la pédagogie spécialisée.»

La législation donne aussi la possibilité aux titulaires d’un CFC de poursuivre des études jusqu’aux écoles supérieures avec la maturité professionnelle jusqu’aux hautes écoles spécialisées. «Ce qui, d’une part, répond au besoin d’améliorer la créativité de la formation professionnelle initiale et, d’autre part, assure un plus grand afflux de jeunes dans des qualifications de niveau tertiaire», souligne Lorenzo Bonoli. La perméabilité entre la formation professionnelle initiale et le niveau tertiaire n’a cessé de s’améliorer depuis les années 1990.

«Un mauvais choix professionnel impacte aussi négativement le marché du travail.» Jürg Schweri

Les différentes filières de formation sont désormais particulièrement bien interconnectées. Une AFP permet le raccordement vers le CFC; la maturité professionnelle, qui peut se préparer en même temps que le CFC ou, à sa suite, débouche sur des formations de niveau tertiaire dans le cadre des hautes écoles spécialisées (HES), mais aussi vers les universités via des passerelles. Par ailleurs, «on constate que de 1999 à 2019, la part de personnes actives ayant une formation professionnelle initiale comme plus haute qualification a reculé de 52% à 36%, ce qui montre que cette formation évolue vers un tremplin plutôt que de constituer un aboutissement», précise Jürg Schweri. Le scientifique souhaite désormais apporter un nouvel éclairage sur les transitions vers la maturité professionnelle, les hautes écoles spécialisées et la formation professionnelle supérieure.

Jürg Schweri de conclure: «Nous avons un très bon système, mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas mieux faire.» Son constat est clair: la mobilité entre les emplois, les secteurs et les professions et la perméabilité du système éducatif resteront probablement déterminantes à l’avenir pour permettre aux actifs de réagir à des changements comme l’innovation technologique. Il insiste sur le fait qu’il faut poursuivre les efforts pour continuer à garantir le meilleur soutien possible aux jeunes recherchant un apprentissage: «Il faut trouver d’emblée la formation leur correspondant au mieux, car un mauvais choix de profession impacte aussi négativement le marché du travail. De plus, il reste encore du travail du côté de la ségrégation liée au genre, ou encore de l’accès aux formations des personnes avec un passé migratoire.»