En Suisse, ce ne sont pas principalement les fondatrices d'entreprises qui deviennent puissantes comme aux Etats-Unis, mais en majeure partie les héritiers. | Photo: Tom Huber

En Suisse, la réponse sur ce qu’est l’argent est plutôt prosaïque: pour la majorité, c’est un moyen de parvenir à ses fins, qui rend libre et autonome et permet de faire ce qui importe pour soi. Dans ce contexte, l’épargne compte aussi: de nombreuses personnes ont intégré à travers leurs parents qu’on ne dépense pas plus que ce que l’on possède.

Mais ce n’est pas le seul constat fait par la sociologue Caroline Henchoz et deux collègues dans leur projet de recherche sur la socialisation financière des jeunes. Malgré la grande homogénéité de l’attitude face à l’argent, des différences culturelles se dessinent également. Ainsi, les Romands attribuent plus fréquemment une signification sociale aux moyens financiers que les Alémaniques ou les Tessinoises. Et côté romand, on les considère aussi en partie comme un symbole de prestige et de pouvoir. C’est ce qui ressort d’une enquête en ligne menée par les chercheuses, à laquelle ont participé près de 1400 personnes. La professeure de la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne a découvert encore une différence dans l’approche de l’argent entre les personnes qui l’utilisaient pour démontrer leur pouvoir et celles qui y avaient recours pour l’obtenir. Ces dernières ont plutôt des dettes à long terme, sous forme de leasing ou d’hypothèque par exemple, et davantage de factures échues. «Lorsque les biens matériels représentent un symbole important de réussite individuelle, la tentation d’acquérir plus que ce que l’on peut réellement se permettre est probablement plus grande», commente Caroline Henchoz.

Les privilèges restent chez l’homme

Même en amour, l’argent joue souvent un rôle plus important qu’on ne voudrait peut-être l’admettre. Dans le cadre d’un autre projet de recherche, Caroline Henchoz a ainsi interrogé près de 60 couples sur l’importance et l’utilisation de l’argent. Elle voulait comprendre pourquoi le déséquilibre financier entre les sexes dans la société est souvent reproduit et maintenu dans la relation, bien que la plupart des couples tiennent clairement à l’égalité. Dans les couples, lorsqu’il s’agit de grandes dépenses pour le ménage, les femmes ont souvent moins d’autonomie décisionnelle que les hommes. Elles disposent de moyens plus réduits pour les dépenses personnelles et peuvent moins bien se préparer aux impondérables de l’avenir. «Les femmes interviewées sont tout à fait conscientes qu’elles n’ont pas le même statut économique ni la même indépendance financière que les hommes», constate la sociologue. Néanmoins, elles considèrent que leur relation est équilibrée et ne se sentent ni sous tutelle ni dominées.

Pour mieux comprendre cette contradiction, Caroline Henchoz préconise de s’intéresser d’abord au ciment qui, selon la définition actuelle de l’amour, maintient un couple. L’amour se manifesterait par le fait d’orienter ses propres actions et pensées vers le bien-être de l’autre – le don étant la monnaie d’échange. «Mais la contribution convenable exacte pour démontrer et renforcer le lien avec l’autre dépend fortement du genre.»

«Là où des biens matériels sont un symbole important de réussite, la tentation d’acquérir plus que ce que l’on peut se permettre est probablement plus grande.»Caroline Henchoz

A cet égard, l’argent est particulièrement révélateur: alors que le revenu de l’homme est perçu comme une contribution au bien-être de la famille et que chez lui l’activité professionnelle est conforme aux attentes de la société en matière de rôles, il n’en va pas forcément de même pour la femme. «Dans les familles plus traditionnelles, l’activité professionnelle féminine est davantage considérée comme un facteur de coût, un besoin personnel de se réaliser qui empêche la femme de remplir pleinement ses obligations domestiques», remarque la chercheuse. Et peu importe la quantité d’argent qu’elle apporte à la maison: il pèse moins dans la balance de l’échange conjugal que le revenu de son conjoint, tout comme les tâches ménagères et familiales qu’elle remplit ne compensent pas la contribution masculine. A côté de son activité professionnelle, ces tâches domestiques peuvent même être perçues comme une dette que la femme a envers sa famille: comme un remerciement pour la compréhension dont on fait preuve à l'égard de son désir d’avoir une activité rémunérée.

Mais, dès lors que ni l’argent gagné par la femme ni son travail domestique n’ont la même valeur que le revenu de l’homme, pourquoi les couples interrogés par Caroline Henchoz sont-ils convaincus de contribuer de manière égale à la relation? «La générosité de la femme se manifeste essentiellement dans l’accord conscient qu’elle donne aux privilèges masculins», a constaté la chercheuse dans ses discussions. Par exemple, qu'elle tolère qu’il dépense plus qu’elle ne le ferait elle-même», a constaté la chercheuse dans ses discussions. Ainsi, la femme légitime et consoliderait d'une part le déséquilibre de pouvoir financier dans le couple. De l’autre, les prérogatives de l’homme ne seraient pas une conséquence de sa domination, mais au contraire le résultat de la générosité féminine. Ces prérogatives seraient perçues comme librement choisies, convenues d’un commun accord et facilement réversibles, de sorte qu’elles ne contrediraient pas l’idéal égalitaire. «Un véritable équilibre ne dépend toutefois pas simplement de la bonne volonté du couple, souligne Caroline Henchoz, mais aussi fortement des mesures politiques prises pour promouvoir l’égalité salariale et la conciliation entre vie privée et professionnelle pour les femmes, mais aussi pour les hommes.»

Faire des dons signifie aussi décider

Vertu importante au sein de la société, la générosité va aussi volontiers de pair avec l’influence. Les dons, par exemple, permettent certes de financer de nombreuses choses qui ne le seraient pas autrement, note le sociologue Ueli Mäder. Mais en même temps, ils signifient aussi que seul ce que les donateurs et donatrices jugent important est encouragé. Pour le professeur émérite à l’Université de Bâle, les allègements fiscaux représentent par ailleurs un motif secondaire important à cet égard. Après les Etats-Unis, la Suisse affiche le deuxième volume de dons le plus important par habitant. Dans son livre consacré à la manière dont les riches pensent et exercent leur influence («Wie Reiche denken und lenken»), le chercheur avance qu’une imposition plus élevée des plus riches permettrait de lutter davantage contre les inégalités structurelles que la charité: «Le mécénat privé peut compléter l’Etat social, mais ne peut pas le remplacer», dit-il.

Les chances de gravir l’échelle sociale dans un pays ne devraient tout particulièrement pas non plus dépendre de l’argent. Les sociétés démocratiques s’accordent à dire que tout un chacune, indépendamment de son origine sociale et de la situation financière des parents, devrait avoir les mêmes chances. L’accès à l’éducation joue un rôle central à cet égard, explique l’économiste Isabel Martínez Zurich.

«Accroître l’égalité des chances est aussi judicieux du point de vue libéral.»Isabel Martínez

Dans notre pays, la mobilité éducative serait toutefois inférieure à la moyenne: les enfants dont au moins un parent possède un titre universitaire ont cinq fois plus de chances d’aller au gymnase que les enfants d’ouvrières. «Malgré tout, la Suisse est bien placée en ce qui concerne les revenus du travail», ajoute la chercheuse qui travaille à l’institut KOF de l’ETH. Les enfants du quart inférieur de la répartition des revenus se hissent en moyenne au milieu de l’échelle de la répartition des salaires.

«Le système de formation dual est jusqu’ici parvenu à assurer une base financière solide et des possibilités d’ascension professionnelle aux personnes qui font un apprentissage», indique-t-elle. En matière de formation, l’argent n’est toutefois pas le facteur décisif, estime l’économiste. «La valeur que la famille accorde à la formation a tout autant de poids.» Etant donné que la formation et le revenu des parents sont en étroite corrélation, il est difficile de faire la part des choses et de savoir lequel de ces facteurs a le plus d’influence. «Accroître l’égalité des chances est aussi judicieux du point de vue libéral», affirme Isabel Martínez. Selon elle, il serait économiquement moins efficace de former à la chirurgie en premier lieu les personnes dont les parents ont déjà étudié la médecine, et non pas celles qui savent le mieux manier un scalpel, que leur père soit chauffeur de taxi ou leur mère médecin-chef.

L'argent hérité donne aussi du pouvoir hérité

C'est toutefois au niveau de la fortune que la Suisse présente les plus grandes inégalités, comme le note Isabel Martínez. Dans ce domaine, notre pays présente l’une des concentrations les plus élevées monde: le pour cent le plus riche de la population possède 40% de toute la fortune du pays. Avec une équipe de scientifiques, l’économiste a récemment cherché à savoir dans quelle mesure les changements d’imposition fiscale étaient responsables de la concentration de fortune à laquelle on a assisté au cours des dernières décennies. Elle a constaté qu’ils n’expliquaient que 20 à 25% de cette augmentation. La longue période sans guerre et la politique économique constante du pays ont aussi joué un rôle important, au même titre que l’attractivité de la Suisse pour les multinationales et les personnes fortunées du monde entier. Un attrait qui est naturellement aussi lié à la politique fiscale et à la concurrence cantonale dans ce domaine.

Mais l’érosion de l’impôt sur les successions devrait aussi avoir contribué à la concentration progressive de la fortune: depuis la fin des années 1990, presque tous les cantons l’ont aboli pour les descendantes et descendants directs, et il n’existe pas au niveau fédéral. Aujourd’hui, les successions constituent une part notable de la fortune des super-riches, comme le souligne Isabel Martínez. Selon le magazine Bilan, près de 60% des 300 personnes les plus riches sont des héritières. Tandis qu’aux Etats-Unis, seules 30% des personnes classées au Forbes 400 ont hérité de leur fortune. Les autres y ont accédé en créant leur propre entreprise.

«Le succès en politique est aujourd’hui plutôt une question de ressources financières et de bon réseau.»Ueli Maeder

«Une telle tendance finit par être préoccupante, et pas seulement d’un point de vue démocratique, commente Isabel Martinez. Car en fin de compte, fortune, revenu et prise d’influence vont main dans la main.» Cette évolution soulève la question de la capacité d’innovation d’une économie dans laquelle on parvient au sommet de la répartition de la richesse non pas grâce à ses idées, mais simplement grâce à l’argent reçu de ses parents. «Le succès en politique est aujourd’hui aussi plutôt une question de ressources financières et de bon réseau», complète le sociologue Ueli Mäder. Mener des campagnes et s’imposer aux élections coûte nettement plus qu’avant, et les contacts utiles sont fortement tributaires de l’origine sociale. «Un engagement marqué au niveau communal et cantonal n’est aujourd’hui plus une courroie de transmission suffisante pour atteindre des postes élevés en politique.»

«Pour qu’un impôt sur la succession plus élevé fasse changer quelque chose à la situation actuelle, il devrait faire mal», estime Isabel Martínez. Politiquement, un tel impôt de l’ordre de 50% sur les très grandes fortunes ne devrait toutefois guère être réalisable. Et il ne supprimerait pas non plus les meilleures conditions de départ des enfants de parents nantis. Toutefois, cette mesure pourrait au moins signaler qu'il ne faut plus trop compter sur la fortune des parents pour s'en sortir plus tard.