Cet appareil effectue des prises de vue à 360 degrés et réalise des enregistrements de sons proches de la réalité. L’équipe du neuro­-scientifique Olaf Blanke l’utilise pour étudier comment nous navi­guons dans la réalité virtuelle. | Photo: Matthieu Gafsou

1 – Qu’est-ce que la conscience?

Aujourd’hui encore, ce concept se soustrait à toute définition claire. Pour le neuroscientifique Anil Seth, qui étudie la conscience depuis plus de deux décennies, il ne s’agit pas d’un casse-tête. Dans son livre «Being You», il définit simplement la conscience comme «toute forme d’expérience subjective».

«Tant que nous ne comprenons qu’imparfaitement des phénomènes complexes, les définitions formulées trop précisément tendent à nous restreindre.»Anil Seth

Cela peut sembler trop simpliste ou trivial, concède-t-il, mais ce n’est pas nécessairement un mal. «Tant que nous ne comprenons qu’imparfaitement des phénomènes complexes, les définitions formulées trop précisément tendent à nous restreindre, voire à nous induire en erreur.»

2 – Où siège-t-elle?

Aristote n’attribuait au cerveau qu’une fonction frigorifique pour abaisser la température du sang chargé d’aliments et faciliter ainsi le sommeil chez l’être humain, écrit le professeur émérite autrichien Erhard Oeser dans un livre sur l’histoire de la recherche sur le cerveau. Pour le philosophe de la Grèce antique, l’âme se situait dans le cœur – avec une restriction notable: des trois formes d’âme qu’il distinguait, deux seulement y avaient leur siège: l’anima vegetativa – des fonctions du corps, et l’anima sensitiva – de la perception. L’âme pensante, le véritable théâtre de nos idées et de la raison, n’était cependant pas située dans le corps, selon lui. Donc ni dans le cœur ni dans le cerveau, raison pour laquelle elle serait précisément immortelle.

Au XVIIe siècle, René Descartes a été le premier à formuler une thèse concrète sur l’interaction entre le corps et l’esprit, et à décréter que la conscience se trouvait clairement dans le cerveau. Tout ce qui l’entoure peut être une illusion, un rêve, les tromperies d’un démon. Toute perception peut être mise en doute, mais une chose reste à la fin: lui-même, Descartes, qui réfléchit à tout cela. Le philosophe français a résumé ses réflexions dans cette phrase qui doit aujourd’hui encore orner les pyjamas et les tasses à café dans des versions ahurissantes: Je pense donc je suis.

René Descartes, le philosophe français, a clairement situé la conscience dans le cerveau.

Contrairement au corps physique, le moi pensant de Descartes n’est pas fait d’une matière qui s’étend et se meut mécaniquement dans l’espace, mais d’une substance essentiellement différente, comme l’écrit la psychologue et autrice britannique Susan Blackmore dans son ouvrage approfondi consacré à la conscience. Et c’est exactement dans le cerveau que la substance corporelle, res extensa, et la substance pensante, res cogitans, interagiraient – plus précisément dans la glande pinéale. Ce dualisme de substances, l’idée que notre conscience ne naît en aucun cas de processus physiologiques dans le cerveau ou n’a aucun lien avec eux, n’a plus guère d’adeptes.

«Plus personne aujourd’hui ne conteste le rôle décisif du cerveau pour la conscience.»Susan Blackmore

«Plus personne aujourd’hui ne conteste le rôle décisif du cerveau pour la conscience», écrit Susan Blackmore. Les divergences entre les scientifiques portent tout au plus sur le rôle qu’il y joue. Anil Seth, coresponsable du Centre for Consciousness Science de l’Université du Sussex, explique qu’une des principales controverses suit actuellement la ligne de démarcation établie par le philosophe Ned Block entre deux formes de conscience. La première, la conscience d’accès, est l’état dans lequel il nous est possible de diriger notre comportement ou notre attention et d’établir des constats, explique-t-il. Pour cette forme de conscience, ce sont surtout les zones frontales du cerveau qui sont décisives. La seconde, la conscience phénoménale, est davantage liée à l’activité des zones postérieures, dans la mesure où elle relève surtout de la perception et de ce que celle-ci implique.

3 – Quel est le problème difficile?

Tout d’abord, il va de soi que les problèmes dits faciles de la recherche sur la conscience ne sont en réalité pas si aisés à résoudre. Lorsque, dans les années 1990, le philosophe et spécialiste des sciences cognitives australien David Chalmers a détaché les problèmes faciles du problème difficile de la conscience, son but était simplement de mettre en évidence le fait que les premiers peuvent en principe être résolus avec les méthodes scientifiques usuelles. Ils concernent notamment le lien entre la conscience et le sommeil, la veille, l’attention ou la gestion du comportement, écrit Susan Blackmore.

«Comment une phénoménologie en technicolor peut-elle émerger d’un amas de cellules grises?»Colin McGinn

Le problème difficile apparaît alors comme la grande question: comment des processus physiques dans le cerveau donnent-ils naissance à une expérience subjective? Pourquoi l’absence d’une personne, l’odeur du café frais et une chanson d’Helene Fischer sont-elles ressenties différemment? Ou, comme l’a formulé en son temps le philosophe britannique Colin McGinn: «How can technicolour phenomenology arise from soggy grey matter?» Librement traduit: «Comment une phénoménologie en technicolor peut-elle émerger d’un amas de cellules grises?»

La philosophie a forgé le terme de «qualia» pour désigner ces expériences très personnelles et intérieures.

4 – Le problème difficile pourra-t-il être résolu?

Existe-t-il une réponse à cette question parmi toutes les questions de la recherche sur la conscience? Oui, disent certains, mais la solution présuppose une conception entièrement nouvelle de l’essence de l’Univers et requiert des principes physiques encore inconnus, écrit Susan Blackmore. Non, affirment les tenants du mystérianisme, à l’exemple du philosophe Colin McGinn. Pour lui, l’être humain ne dispose tout simplement pas de la forme d’intelligence nécessaire pour parvenir à saisir pleinement l’essence de la conscience – de la même manière qu’un chien, malgré tous ses efforts, ne pourra jamais lire le journal ou apprécier la poésie.

«Je ne peux évidemment pas garantir que l’étude des principes physiques suffira à expliquer la conscience.»Anil Seth

Le psycholinguiste et spécialiste des sciences cognitives Steven Pinker se montre tout aussi pessimiste. Même si, selon Susan Blackmore, il accorde à «un Darwin ou un Einstein de la conscience» encore à naître la chance de nous surprendre un jour avec des connaissances spectaculaires. Pour leur part, à l’image du philosophe américain Daniel Dennett, les illusionnistes défendent même la position suivante: le problème difficile n’existe pas, et plus encore: l’expérience subjective est une illusion. La question décisive est donc: comment se fait-il que nous succombions à une telle illusion?

Des scientifiques comme Anil Seth, proches du physicalisme, abordent la grande question de la conscience de façon plus pragmatique: «On peut tout simplement adopter une position agnostique à ce sujet», estime le chercheur britannique. Il décrit le physicalisme comme l’idée que tout dans l’Univers est de nature physique et que, par conséquent, la conscience repose sur une telle base et émerge d’un certain agencement d’éléments physiques. Son approche est donc d’aller au fond des problèmes simples avec d’autant plus de véhémence. «Je ne peux évidemment pas garantir que l’étude des principes physiques suffira à expliquer la conscience, concède-t-il. Mais c’est certainement ce que nous pouvons faire de plus productif pour le moment.»

«Avancer ne veut pas dire qu’on trouve toujours les réponses aux questions initiales. Un signe de progrès, c’est aussi que les questions changent.»Anil Seth

Et peut-être que cette approche permettra un jour de résoudre le problème difficile – ou du moins que se dissipera l’aura de mystère qui l’entoure depuis si longtemps. Anil Seth rappelle ici la chasse au mystérieux élan vital menée jusqu’au XXe siècle. Certes, il n’existe toujours pas de théorie globale de la vie, écrit-il dans son livre. Mais la compréhension de nombreux processus partiels constitutifs du vivant a depuis longtemps rendu cette quête obsolète. «Le progrès scientifique ne veut pas dire qu’on trouve toujours les réponses aux questions initiales, souligne le chercheur. Un signe de progrès, c’est aussi que les questions changent.»

5 – Comment étudie-t-on aujourd’hui la conscience?

L’approche aujourd’hui courante dans la recherche sur la conscience est d’accepter l’expérience subjective comme un fait, mais de ne pas en faire un objectif direct de recherche et de s’attaquer plutôt d’abord aux problèmes simples, dit Anil Seth. Et même si cette recherche reste un domaine interdisciplinaire dans lequel la psychologie et la médecine jouent aussi un rôle important, les neurosciences ont aujourd’hui remplacé la philosophie comme discipline principale.

Le lauréat du Prix Nobel Francis Crick a contribué de manière décisive à redonner une respectabilité à la recherche sur la conscience.

Depuis les années 1990, la voie royale est ici la recherche de ce qu’on appelle les corrélats neuronaux de la conscience. Le concept a été inventé par le physicien et biologiste moléculaire britannique Francis Crick et le neuroscientifique Christof Koch en le définissant comme «la plus petite quantité possible de mécanismes et d’événements dans le cerveau qui suffisent pour produire une expérience subjective, qu’elle soit aussi simple que celle de la couleur rouge ou aussi riche que le sentiment originel, sensuel et mystérieux que peut déclencher l’illustration d’une scène se déroulant dans la jungle sur la couverture d’un livre».

Francis Crick était colauréat du prix Nobel pour la découverte, dans les années 1950, de la structure de l’ADN. Pour Anil Seth, le fait qu’un Prix Nobel ait précisément été parmi les premiers à se lancer sur la piste de tels corrélats a contribué de manière décisive à redonner une respectabilité à la recherche sur la conscience – un thème qui était tombé en disgrâce pendant une bonne partie du XXe siècle alors que la psychologie se limitait à l’étude des comportements pouvant être observés de l’extérieur. Aujourd’hui, la recherche sur les corrélats neuronaux, qui a certainement apporté plus de résultats concrets que toutes les autres approches durant les dernières décennies, atteint néanmoins lentement ses limites. Le problème principal étant que «des corrélations ne sont pas encore des explications».

«Même si la théorie du panpsychisme était vraie, comment le vérifier un jour?»Anil Seth

C’est aussi pourquoi ces dernières années ont vu un déluge de théories sur la conscience. Elles n’ont certainement pas simplifié la question: il est souvent difficile de voir précisément sur quelle conception de la conscience elles se basent et ce qu’elles cherchent à expliquer. Certaines sont tout simplement invérifiables. Anil Seth cite par exemple le panpsychisme qui veut que toute entité de matière ait une forme de conscience. «Même si cette théorie était vraie, comment pourrions-nous le vérifier un jour?» De telles hypothèses n’apportent pas grand-chose, estime le chercheur britannique pour qui le mystérianisme manque, lui aussi, de potentiel.

Désormais, les grands défis posés à la recherche sur la conscience sont selon lui les suivants: formuler plus précisément les différentes théories afin de pouvoir les mettre à l’épreuve et les comparer. Et peut-être que quelques pistes d’explication finiront par se détacher du bruit qui les entoure.