Rouges et alignées en compartiments attrayants: les fleurs de l’«aeschynanthus radicans» des tropiques asiatiques attendent d’être pollinisées par les oiseaux chanteurs. | Photo: Hervé Annen

Lorsque le botaniste Mathieu Perret du Jardin botanique de Genève pousse la porte de la serre tropicale, ses lunettes se couvrent de buée. Dans une atmosphère humide chauffée à 20 degrés, nous nous retrouvons dans la reproduction miniature de la forêt atlantique du Brésil, l’un des habitats les plus riches en espèces de la planète. Dans cette serre à peine plus grande qu’un salon, des arbustes de taille humaine poussent sur des blocs de tuf. De petites plantes délicates déploient leurs fleurs rouges sur des morceaux d’écorce suspendus ici et là. Aussi diverses que les plantes puissent apparaître de l’extérieur, elles appartiennent toutes à la même famille, celle des gesnériacées.

On trouve plus de 3000 espèces de ces plantes sous les tropiques, de l’Australie à l’Amérique. Elles sont devenues populaires en tant que plantes ornementales très appréciées dans nos habitats. L’énorme diversité de formes et de couleurs de leurs fleurs en a fait aussi un objet de recherche très convoité. «Nous voulons découvrir comment l’évolution a pu aboutir à un tel résultat», explique Mathieu Perret.

Le colibri mange aussi avec les yeux

Le chercheur s’arrête devant un arbuste majestueux. Ses fleurs ressemblent à des tubes légèrement courbés. «Elles sont parfaitement adaptées au bec du colibri.» Les étamines qui contiennent le pollen sont posées sur de longues tiges et dépassent des fleurs d’un demi-centimètre. Lorsque le colibri y enfonce son bec en vol stationnaire, son front touche tôt ou tard les étamines. Au prochain buisson, l’oiseau ainsi poudré dépose le pollen sur le carpelle, qui pointe lui aussi précisément sur son front. «Grâce à cette forme de fleur hautement spécialisée, la pollinisation fonctionne de manière aussi fiable que possible», explique le spécialiste.

Il cueille l’une des fleurs et la brise en deux. En jaillit une goutte d’un épais nectar. «C’est la récompense pour l’oiseau qui l’incite à toujours revenir.» Il ne manque plus qu’un indicateur que les colibris puissent suivre: la couleur. «Le rouge vif correspond exactement à la longueur d’onde qui est bien perçue par les yeux des colibris.»

Yvonne Menneret, jardinière au Jardin botanique de Genève, soigne les plantes tropicales et optimise l’humidité et la tempé- rature de l’air. | Photo: Hervé Annen

Une fleur réellement magique (achimènes): sa couleur lilas attire les papillons. | Photo: Hervé Annen

Rouges et alignées en compartiments attrayants: les fleurs de l’«aeschynanthus radicans» des tropiques asiatiques attendent d’être pollinisées par les oiseaux chanteurs. | Photo: Hervé Annen

Les scientifiques sont impressionnés par la variété́ des couleurs des gesnériacées. Pour une prise de mesures, les pigments sont extraits des fleurs. | Photo: Hervé Annen

Dans la serre tropicale du Jardin botanique de Genève se trouve notamment une reproduction de la forêt tropicale du Brésil. | Photo: Hervé Annen

Mathieu Perret a déterminé la couleur des fleurs de plus de 150 gesnériacées et a comparé leur perception par les yeux des colibris et d’autres pollinisateurs telles les abeilles sauvages. Résultat: dans la plupart des cas, les deux spectres s’accordent comme deux pièces d’un puzzle. Les fleurs de colibris reflètent généralement la lumière dans la zone des 600 nanomètres (rouge) et celles pollinisées par des abeilles plutôt dans celle des 400 nanomètres (bleu). Grâce à ce code de couleurs, les plantes s’assurent que seuls les bons pollinisateurs qui les aident à se reproduire trouvent leurs fleurs.

Plastique brûlé pour les chauves-souris

L’arbuste suivant a imaginé un autre moyen de communication. Ses fleurs sont en forme d’entonnoir, verdâtres et sentent le plastique brûlé. Son nectar, en revanche, est agréablement doux et fruité. «Cette fleur s’est adaptée aux besoins des chauves-souris», explique Mathieu Perret. Comme les animaux sont pratiquement aveugles dans la nuit, la plante n’a pas besoin d’investir dans une couleur sophistiquée de fleur. Au lieu de cela, elle communique par son parfum. Les étamines sont posées sur des tiges courtes à l’intérieur du calice – l’idéal pour poudrer le museau de ses visiteuses nocturnes.

«Il y a quelques années encore, ces deux arbustes n’auraient été considérés que comme de lointains parents, car leurs fleurs sont complètement différentes. Mais grâce à nos analyses génétiques, nous savons maintenant que ce n’est pas le cas. Elles sont en fait de très proches parentes», explique Mathieu Perret. Il a réorganisé l’ensemble de l’arbre généalogique des gesnériacées en fonction de leur parenté génétique. Il a ainsi pu reconstruire l’histoire évolutive des formes de fleurs et mesurer la vitesse à laquelle les plantes ont effectué des changements de leur design. Ses données suggèrent qu’à l’origine, elles se laissaient toutes polliniser par des insectes tels que les abeilles sauvages et certains papillons de nuit. Puis quelque chose a soudain changé: il y a environ 20 millions d’années, les premiers colibris sont apparus en Amérique du Sud. «Une nouvelle opportunité s’offrait aux plantes et de nombreuses espèces se sont adaptées à ces nouveaux pollinisateurs.» Du point de vue de l’évolution, il s’est produit une véritable ruée vers les colibris, car au cours des millions d’années qui ont suivi, des fleurs destinées à les attirer ont évolué au moins 30 fois indépendamment les unes des autres. Cela a abouti à une diversité d’espèces de plus de 350 gesnériacées exclusivement pollinisées par le petit oiseau.

Mathieu Perret a constaté avec surprise que ces changements étaient réversibles. «Certaines plantes ont abandonné les fleurs destinées aux oiseaux pour revenir aux fleurs à insectes. Ce phénomène pourrait s’être produit dans des régions où les colibris s’étaient éteints pendant un certain temps.» Il y a moins de 10 millions d’années, l’arrivée des chauves-souris a déclenché une nouvelle vague d’adaptation. Indépendamment les unes des autres, les plantes ont inventé huit fois leur parfum pour les attirer. «Comme cette évolution est relativement récente, cela en est resté à ces huit espèces jusqu’à présent.»

«Nous l’enrichissons chaque année de quelques plantes supplémentaires. Certaines sont même des espèces nouvellement découvertes qui n’ont pas encore été décrites.»Mathieu Perret
Délicate gestion de température

Les collections de plantes vives ont une grande valeur scientifique. «Nous n’aurions pas pu réaliser cette étude avec les seules plantes pressées, dont la couleur s’atténue lors du séchage. Tout ressort brun.» Plus de 160 espèces sont actuellement représentées aux Conservatoire et Jardin botaniques de Genève. «Nous l’enrichissons chaque année de quelques plantes supplémentaires. Certaines sont même des espèces nouvellement découvertes qui n’ont pas encore été décrites», note le botaniste. Pour ce faire, il collabore avec des scientifiques sud-américains et se rend lui-même de temps à autre dans la jungle, généralement au Brésil, en Colombie, en Equateur ou au Panama.

L’entretien d’une collection de plantes vivantes est cependant dispendieux. Dans l’antichambre de la mini-jungle s’empilent sur des étagères en métal des centaines de pots de fleurs. Différents substrats de plantation comme la mousse de tourbe, le gravier de pierre ponce et le terreau de feuilles mortes sont disponibles dans des sacs et des bacs. C’est le domaine d’Yvonne Menneret. Un sécateur dépasse d’une poche de son pantalon vert de jardinière: «L’eau ne doit pas stagner dans les pots. Mais il ne faut pas non plus que ce soit trop sec», dit-elle. Elle entretient plusieurs serres réservées aux gesnériacées. Dans certaines d’entre elles, la température est actuellement réduite à 15 degrés. «Les plantes sont en hibernation», explique-t-elle. Le maintien de la bonne température est un acte périlleux en ces temps de changement climatique. «Beaucoup de plantes périssent lors d’un été caniculaire tel celui de 2022. Elles supportent mal les 30 ou 35 degrés Celsius.» Le problème majeur reste toutefois celui des nombreux nuisibles tels que pucerons, mouches blanches et nématodes. «Notre jardin botanique est certifié bio et nous devons travailler avec des insectes utiles comme les coccinelles et les réduves ou avec des champignons», explique la jardinière, qui lâche chaque semaine des milliers de ces auxiliaires dans les serres.

Mathieu Perret définit précisément les couleurs des fleurs à l’aide d’un réflectomètre. | Photo: Hervé Annen

Au Jardin botanique de Genève, il détermine pourquoi la famille des gesnériacées a des apparences si diverses bien qu’elles soient proches parentes. | Photo: Hervé Annen

La fleur rouge de la «Sinningia reitzii» des tropiques du Brésil attire les colibris pour la pollinisation. | Photo: Hervé Annen

Des chercheuses et chercheurs du monde entier font le voyage à Genève pour l’herbier qui constitue la plus grande collection d’exemplaires séchés de Suisse. Mais pour le projet du chercheur, ce sont les plantes vivantes qui sont essentielles. | Photo: Hervé Annen

La couleur de la rare «Begonia rajah» de Malaisie, les feuilles sont plus impressionnantes que les fleurs. | Photo: Hervé Annen

De grandes feuilles vertes et juteuses décorent la serre tropicale. | Photo: Hervé Annen

Tombé dans le piège évolutif

Dans son laboratoire, Mathieu Perret se tient devant un étalage de fleurs fraîchement cueillies. Il les broie les unes après les autres dans un mortier avec un peu d’alcool méthylique pour en extraire les pigments de couleur. A l’aide de la chromatographie, il trie les composants chimiques et les analyse dans un spectromètre de masse. A ce jour, Mathieu Perret et son postdoc Ezgi Ogutcen ont découvert sept types fondamentaux de molécules de couleurs dans les fleurs. Tous appartiennent aux anthocyanes, très répandues dans le monde végétal.

«Beaucoup de plantes périssent lors d’un été caniculaire tel celui de 2022. Elles supportent mal les 30 ou 35 degrés Celsius.»Yvonne Menneret

«Chez les gesnériacées, les pigments apparaissent au fil d’une chaîne de production définie avec précision, comme dans une usine. Le processus est contrôlé par un nombre réduit de gènes.» C’est là que se trouve la clé de l’évolution rapide de la couleur des fleurs: «Un changement minime dans les gènes produit une autre couleur et donc l’adaptation à différentes espèces de pollinisateurs.» Ce qui l’a surpris: deux des sept molécules de couleur proviennent des deoxy-anthocyanes, très rares. Elles présentent deux particularités: elles permettent aux plantes de former uniquement des fleurs rouges, et les plantes qui se sont mises à produire ces deux molécules ne peuvent pas revenir aux anthocyanes courantes. «Les plantes sont donc prises dans un piège évolutif.» Désormais, elles ne pourront plus dialoguer qu’avec les colibris et ne pourront être pollinisées que par eux. Parmi les gesnériacées analysées par Mathieu Perret, 30% sont tombées dans ce piège. Il ignore pourquoi: «Mais il est intéressant de voir comment les modifications génétiques et chimiques peuvent influencer le destin d’un groupe de plantes. Ce n’est que grâce à notre étude que nous comprenons maintenant les mécanismes de l’évolution à l’origine de l’étonnante diversité végétale des tropiques et d’ailleurs.»