SCIENCE DES MATÉRIAUX
Lorsque l’habit aide le moine
Cinq start-ups et projets de recherche améliorent des vêtements spéciaux destinés à diverses activités à l’aide de systèmes intelligents et de matériaux innovants, que ce soit pour le pompier pris dans une fumée noire ou pour la randonneuse à ski sur un sommet ensoleillé.
Bien chaud jusqu’au bout des doigts
Nous chauffons souvent des pièces entières pour disposer d’une température agréable. Mais «il serait bien plus efficace de ne chauffer que la zone proche de nous, ou bien directement notre corps», note Murielle Schreck, spécialiste en science des matériaux. Durant son doctorat à l’ETH Zurich, elle a mis au point un matériau hybride cuivre-cellulose qui peut être chauffé par un courant électrique.

Placé dans des chaussures ou des gants, ce matériau garde pieds et mains au chaud. Les fibres naturelles de cellulose provenant du bois, du chanvre ou du coton sont creuses. Un procédé chimique humide les imprègne avec du cuivre. Les ions du métal migrent ensuite à l’intérieur des fibres et s’agrègent dans le réseau de cellulose sous forme de particules. «On peut le voir comme un tube de cellulose rempli de particules de cuivre», détaille la spécialiste qui a fondé la start-up Qcella avec Fabian Schmid et Weyde Lin.
D’une épaisseur inférieure au millimètre, cette structure semblable à du papier est ensuite laminée afin d’être protégée de l’humidité. Elle est souple et peut être découpée sur mesure. On peut par exemple l’intégrer dans des gants pour recouvrir la paume et le bout des doigts ou encore dans des chaussures de ski la semelle, la zone autour des orteils et de la cheville. Selon Murielle Schreck, son invention consomme moins d’énergie que les systèmes courants qui sont équipés de fils chauffants.
L’art de la marche
Un humain adulte fait en moyenne 200 millions de pas au cours de son existence. Sa façon de marcher évolue lors des différentes phases de sa vie. Depuis plus de dix ans, la plateforme lausannoise Physilog Census travaille à identifier des biomarqueurs numériques de la marche au moyen de tests standardisés. Elle collecte des informations sur nos mouvements, comme la vitesse à laquelle nous nous levons d’une chaise, l’angle d’attaque du pied, la durée du contact avec le sol lorsque nous courons ou le temps nécessaire pour changer de direction. Les jeunes marchent différemment des personnes âgées, les malades différemment des personnes en bonne santé.

Des capteurs inertiels portés au poignet, à la ceinture ou sur la chaussure enregistrent les changements de mouvement en haute résolution et en trois dimensions. Des mesures collectées sur une longue période révèlent des modifications dans la démarche, y compris des détails qui échapperaient à l’œil nu. «Nous pouvons enregistrer ces valeurs de manière systématique et les utiliser pour les soins ou la rééducation», explique Marisa Mackenzie, responsable du domaine santé de la plateforme.
Ces informations sont importantes tant pour les patientes et les patients que pour les compagnies d’assurances lors de l'évaluation de l’efficacité d’un programme de rééducation, note-t-elle. «Si je vois que des exercices physiques améliorent mes biomarqueurs, je serai plus motivée à aller au bout d’un entraînement intense.» Le système peut également être utilisé pour la prévention. «Des maisons de retraite et des centres de rééducation aux Etats-Unis l’utilisent pour mieux évaluer le risque de chute.»
Charger sa smartwatch avec sa veste
Il serait bien plus pratique de produire soi-même l’électricité pour son téléphone mobile ou sa montre connectée plutôt que de toujours prendre avec soi un chargeur ou une batterie externes, s’est dit Luciano Boesel. Le spécialiste des matériaux de l’Empa s’est mis en quête de matériaux souples, respirants et lavables qui puissent être intégrés dans les vêtements. Il s’est tourné vers les concentrateurs solaires, ou LSC, qui captent la lumière du soleil et la réémettent dans une longueur d’onde précise. L’idée vient à l’origine du secteur du bâtiment.

Luciano Boesel l’a adaptée en utilisant un polymère nanostructuré capable d’absorber et de restituer l’humidité, qu’il a ensuite recouvert de colorants, molécules organiques et nanoparticules pour en faire un capteur de lumière. «Nous pouvons en principe contrôler la longueur d’onde à l’aide du colorant», explique le chercheur. Tout le spectre, du rouge au bleu, en passant par le jaune et le vert, est possible, ce qui permet d’ajuster le dispositif pour un rendement optimal de la cellule solaire. Les LSC peuvent être couplés à différents types de capteurs photovoltaïques. «Des T-shirts utiliseraient des bandes d’un millimètre de large seulement», explique Luciano Boesel.
La cellule solaire en pérovskite qu’il utilise n’existe toutefois pas en taille aussi réduite. Une collaboration avec une entreprise de textile suisse devrait tester le système dans des vestes. Une surface de 10 centimètres carrés placée au niveau du dos ou des épaules fournit environ 8 milliwatts, assez pour une montre connectée.
Un gilet ange gardien
Feux de forêt dévastateurs, glissements de terrain et inondations: les catastrophes naturelles se multiplient dans le monde entier. Pour sauver des vies ou protéger des bâtiments, les équipes de secours doivent souvent intervenir dans des délais très courts et faire face à des conditions dangereuses entre chaleur, feu, fumée, brouillard, eau ou encore poussière. La société Wearin’ installée à Saint-Prex près de Lausanne a mis au point un gilet connecté pour soutenir ces spécialistes sur le terrain.

Le gilet est équipé de capteurs qui enregistrent les signaux corporels individuels, tels que la fréquence cardiaque, le niveau de stress, la température ou encore l’exposition à la chaleur, et tracent la position des secouristes. Autant d’informations qui pourraient leur sauver la vie en cas de perte de conscience. «Nous sommes comme des anges gardiens», glisse Chloé Duriez, directrice de Wearin’. La start-up a combiné plusieurs technologies: une plateforme intelligente fournit des informations en temps réel, collecte des données, les interprète à l’aide de l’IA et déclenche automatiquement des alertes suivant ce qu’il se passe. Le centre de commandement surveille la sitution et coordonne les actions. «Notre système permet d’avoir rapidement une meilleure vue d’ensemble d’une situation dangereuse», poursuit Chloé Duriez.
Désormais, des services de police utilisent, eux aussi, ces gilets. En plus des capteurs, la jeune entreprise intègre également des appareils Lidar dans les casques pour compenser le manque de visibilité en cas de fumée et de brouillard. Un bouton SOS permet d’alerter soi-même les secours. «Nous combinons toujours les meilleurs appareils pour une mission donnée», explique Bastian Peter, manager de projet.
Confondre un humain avec un zèbre
Selon Rachele Didero, son invention fonctionne mieux avec des caméras de surveillance frontales dans des conditions d’éclairage normales. Suivant le motif, les personnes qui portent ses pulls, robes ou pantalons deviennent un chien, un zèbre ou une girafe aux yeux des algorithmes de reconnaissance faciale. La créatrice milanaise a développé son projet Cap-able à l’Ecole polytechnique de Milan et l’a récemment présenté à l’EPFL.

«J’étais très préoccupée par l’influence des technologies d’IA sur l’identité, la vie privée et les droits sociaux», raconte-t-elle. Cela lui a donné une idée: tromper de manière délibérée les algorithmes de reconnaissance faciale tels que Yolo ou les réseaux neuronaux utilisés dans la surveillance commerciale. Pour y arriver, elle intègre dans le tissu jacquard des motifs spéciaux qui génèrent des interférences. Celles-ci gênent l’intelligence artificielle dans son identification de caractéristiques humaines, à l’instar du bruit qui brouille un signal. «Ces perturbations faussent les données analysées par les réseaux neuronaux entraînés à classer les images, et il en découle une erreur de classification.»
D’une part, ces habits aident à se protéger de la surveillance. De l’autre, «l’effet n’est pas seulement fonctionnel en ce qu’il protège l’identité, il est aussi conceptuel. Ces vêtements parlent un langage poétique, presque surréaliste, que les machines ne peuvent pas lire. Cette illisibilité est pour nous une métaphore puissante.» Comme les programmes de reconnaissance évoluent sans cesse, son équipe teste constamment les motifs à l’aide d’algorithmes génératifs et d’apprentissage profond. Un jeu du chat et de la souris pas près de s’arrêter.
Illustrations: Elisa Debora Hofmann
