L’or liquide a connu plusieurs crises, notamment dans les années 1970, mais a récemment supplanté les batteries. | Photo: Mary Schroeder

Durant l’été 1888, Bertha Benz part de Mannheim pour rendre visite à sa mère à Pforzheim à bord de la Motorwagen no 3 de son mari, Carl. Un seul plein ne suffit pas pour un si long trajet, ni les bouteilles d’essence légère qu’elle a emportées: le réservoir est vide peu avant d’arriver à Wiesloch. Mme Benz et ses deux fils doivent pousser la voiture sur les 100 derniers mètres, jusqu’à la pharmacie de la place du Marché. Elle y achète 3 litres de ligroïne, un solvant de nettoyage pouvant servir de carburant, et fait ainsi du lieu la première station-service du monde.

L’histoire des combustibles fossiles démarre donc de manière cahoteuse et au beau milieu d’une querelle de systèmes toujours pas tranchée: moteur électrique versus moteur Otto. Les batteries concurrentes souffraient d’une faible autonomie et l’électricité n’était pas disponible partout. «Au début, la question de la source de carburant était encore ouverte», souligne Peter Affolter, responsable Ingénierie automobile à la Haute école spécialisée bernoise (BFH). «Ce n’est qu’avec l’invention du démarreur, en 1911, que la marche triomphale des carburants liquides et fossiles est devenue inarrêtable.»

«L’énergie fossile, qui a largement contribué à la croissance économique, est aussi à l’origine du changement climatique.»Christian Bach

L’histoire semble s’inverser désormais. L’électrification à large échelle, basée sur les énergies renouvelables, est considérée comme une solution prometteuse et les carburants fossiles sont critiqués pour leur rôle dans le changement climatique. Sur toute la planète, des scientifiques cherchent des alternatives. Les carburants et combustibles fossiles relativement bon marché se prêtent toutefois à un usage universel: du modeste cyclomoteur aux hélicoptères, jets militaires et long-courriers, en passant par tous types de véhicules, bateaux et installations de production de chaleur et d’électricité.

«L’énergie fossile, qui a largement contribué à la croissance économique, est aussi à l’origine du changement climatique», souligne Christian Bach, directeur du laboratoire Energies chimiques et systèmes automobiles au Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa).

La tâche s’avère donc colossale: trouver des carburants alternatifs et climatiquement neutres pour divers secteurs industriels. Les candidats les plus prometteurs doivent attester d’une densité énergétique élevée et être faciles à transporter et à stocker. «En fin de compte, il s’agira de trouver un équilibre entre efficacité énergétique, coûts, sécurité et impact environnemental, tout en tenant compte des défis propres à chaque secteur», note Corsin Battaglia, spécialiste de la conversion de l’énergie à l’Empa.

«La chaleur, en tant que forme d’énergie de faible valeur, peut être produite sans problème à partir de toutes les sources d’énergie.»Peter Affolter

Il n’est donc pas étonnant que l’abandon des combustibles fossiles s’avère difficile, compte tenu de l’énorme infrastructure en place, avec ses raffineries, pipelines et stations-service. La transition pourrait être plus facile dans certains secteurs, tel celui des chauffages stationnaires. «La chaleur, en tant que forme d’énergie de faible valeur, peut être produite sans problème à partir de toutes les sources d’énergie», explique Peter Affolter.

Cependant, non seulement tous les véhicules – avions, bateaux et camions compris – ont besoin de sources d’énergie plus efficaces, mais ils doivent encore pouvoir transporter leur carburant. Pour Peter Affolter, plus cette autonomie (leur rayon d’action) est grande, plus la puissance requise du véhicule est importante: il faut plus d’énergie à un engin de chantier qu’à une petite voiture. Et plus le fonctionnement de l’engin dépend de son poids total – à l’instar des avions ou des bateaux –, plus le choix de carburants alternatifs est restreint. Il est par exemple difficile de remplacer des moteurs à kérosène utilisés par les avions par des moteurs électriques, faute d’une poussée suffisante.

E-fuels: compatibles, mais inefficients

Dans le trafic individuel, la part de voitures électriques augmente grâce aux nouvelles batteries lithium-ion. Lesquelles ont ouvert la voie à une mobilité similaire à celle des moteurs à combustion. Mais une résistance à la transition persiste: la décision de l’UE d’interdire les véhicules à combustion dès 2035 a suscité la controverse. Des personnalités politiques ont même vanté les mérites des «e-fuels» (e pour «fabriqués électriquement») et d’autres carburants de synthèse comme alternatives. Liquide, leur production est climatiquement neutre grâce au recours à l’électricité renouvelable lors de processus complexes en plusieurs étapes et en général très énergivores. Idem avec les carburants synthétiques issus de déchets végétaux: la biomasse, telle que l’huile de cuisson usagée, est transformée en diesel à l’aide d’hydrogène. Ces biodiesels, déjà vendus sous la désignation HVO, ont pour atout d’être compatibles avec les chaînes de transport existantes et l’infrastructure de stockage.

De prime abord, le concept semble évident. Or, le rendement de ces e-fuels est loin de celui de l’électrique. Et ils sont plus chers que l’essence fossile, également parce que les structures chimiques des matières de départ – l’eau et le CO2 – sont très éloignées de la bonne vieille essence. Des spécialistes, dont Peter Affolter, appellent à un usage prudent de la nouvelle ressource: «Les carburants liquides, produits à partir de sources renouvelables ou fossiles, sont précieux. Ce serait du gâchis d’y recourir là où il y a déjà de bonnes alternatives.»

«L’hydrogène est un pilier central du futur système énergétique, surtout en ce qui concerne l’électricité.»Mirko Bothien

Les carburants artificiels peuvent être très utiles dans les techniques de climatisation, faute d’alternatives. Les véhicules utilitaires et les voitures de tourisme à haut kilométrage, parfois difficiles à électrifier, s’y prêtent ainsi bien, selon Christian Bach. Il faudrait également de tels e-fuels pour le transport aérien, les processus industriels à haute température ainsi que le transport maritime international, estime-t-il. Dans le cadre du consortium reFuel.ch, l’Empa et une vingtaine de partenaires industriels et économiques de Suisse et d’Oman évaluent actuellement la possibilité de produire des carburants et combustibles durables à partir d’énergie renouvelable dans des régions désertiques.

Les spécialistes envisagent encore une autre application importante: utiliser les e-fuels durant l’été pour stocker l’énergie excédentaire issue de sources renouvelables. L’hiver, si besoin, les carburants seraient alors brûlés, par exemple dans des turbines à gaz, pour produire de l’électricité. Ce double usage est possible, car des substances telles que l’hydrogène, le méthanol, le méthane ou l’ammoniac sont de bons accumulateurs d’énergie. Sous forme gazeuse, il faut toutefois les stocker et les transporter sous haute pression ou sous forme liquéfiée, afin que leur utilisation reste rentable. Une partie de l’énergie est alors forcément perdue.

L’avenir repose sur le bon mélange

A y regarder de près, la situation se complique. Facteurs écologiques et économiques déterminent la formule la plus rentable: utiliser l’énergie excédentaire en été pour l’industrie ou la mobilité longue distance des camions, ou la stocker pour produire de l’électricité en hiver. Il va de soi que la majeure partie doit être importée de pays qui disposent d’une grande quantité d’énergie éolienne ou solaire inutilisée, explique Christian Bach. Pour de nombreux spécialistes, il ne faut donc pas mettre les alternatives en concurrence, mais se tourner vers les différents carburants pour les emplois auxquels ils sont adaptés.

C’est là qu’intervient un ancien espoir de la transition énergétique: l’hydrogène, longtemps vu comme grand concurrent de l’électromobilité. Son emploi dans les piles à combustible fait encore l’objet de recherches. Son rendement, d’environ 31%, est bien inférieur à celui des voitures électriques, mais supérieur à celui des e-fuels. L’hydrogène pourrait toutefois jouer un rôle important dans la transition énergétique: comme carburant alternatif pour les poids lourds, les bus ou le trafic aérien et dans la propulsion de grands navires (sous forme d’un mélange avec de l’ammoniac) ou encore dans des processus à haute température tels ceux de l’industrie sidérurgique.

«L’hydrogène est un pilier central du futur système énergétique, surtout en ce qui concerne l’électricité», considère Mirko Bothien de la ZHAW School of Engineering de Winterthour. Le stockage chimique sous forme d’hydrogène représente un bon moyen de compenser les fluctuations saisonnières. En hiver, l’hydrogène peut être transformé en électricité dans des turbines à gaz. Dans le cadre de projets de recherche européens, le chercheur travaille sur une meilleure conversion de l’hydrogène en électricité, ainsi que sur le développement de nouveaux brûleurs pour l’hydrogène et les mélanges. «Nous devrions rester ouverts à toutes les possibilités, estime le chercheur de l’Empa Corsin Battaglia. A l’avenir, il y aura probablement un mélange de diverses technologies.»

Et son collègue Christian Bach est convaincu que de nombreuses innovations verront encore le jour. Comme celle de la recharge dynamique par induction des véhicules pendant qu’ils roulent sur les autoroutes. «C’est une vision qui me plaît beaucoup», reconnaît-il. Ce type de système de chargement intégré dans les revêtements routiers permettrait de parcourir de longues distances, même avec de petites batteries. Dès lors, le problème d’antan de Bertha Benz de trouver une station-service ne serait plus qu’un mauvais souvenir, puisque celle-ci serait omniprésente.