Ce qui est produit par les humains est perçu comme plus risqué que ce qui vient de la nature, remarque Michael Siegrist. | Image: Valérie Chételat

Les chimistes cantonaux ont trouvé des résidus de pesticides dans l’eau potable consommée par 170 000 Suisses. La nouvelle a suscité en septembre 2019 les commentaires furieux de plus d’un millier de lecteurs de «20 minutes». Pourquoi?

L’eau est considérée comme un produit naturel, non transformé, qui se doit d’être pur. Une contamination choque d’autant plus.

Cette pollution est pourtant si faible qu’elle est sans danger.

Oui, mais les commentaires des lecteurs n’ont pas été rédigés par des toxicologues. Le public occulte complètement l’aspect quantitatif. La réaction est tranchée: c’est tout ou rien. Pour qui n’est pas du métier, il est impossible d’imaginer une pollution qui soit inoffensive.

Cela n’empêche pas les randonneurs de s’abreuver à un ruisseau de montagne potentiellement contaminé par des matières fécales d’animaux sauvages ou par du lisier. Pourquoi n’ont-ils pas peur dans ce cas?

Tout dépend du type de contamination. Les produits chimiques de synthèse sont perçus comme nocifs par essence. Les substances d’origine naturelle sont perçues de manière plus positive.

«Dans les questions de pollution, les gens occultent complètement l’aspect quantitatif.»

D’où vient la bonne réputation de la nature?

Dans le monde occidental, la nature est vue comme absolument positive, on le constate avec l’énergie solaire. Il n’y a pratiquement pas d’associations négatives. En outre, de nombreux risques naturels ne sont plus d’actualité aujourd’hui.

Par exemple?

Il y a 150 ans, les gens mouraient d’intoxication alimentaire car ils ne pouvaient éviter les denrées avariées. En Suisse, les dangers naturels faisaient bien plus de victimes qu’aujourd’hui. Nous les avons largement éradiqués depuis. Il est ironique que cette évolution positive ne suscite pas un enthousiasme plus marqué pour la recherche et la technique. Car, en fin de compte, la bonne image de la nature est justement due aux innovations technologiques et aux découvertes scientifiques.

Comment les produits chimiques ont-ils acquis leur mauvaise réputation?

Tout ce qui est produit par l’homme est perçu comme nettement plus risqué. Et les produits de synthèse sont particulièrement mal vus. Les grands accidents de l’industrie chimique comme l’incendie de Schweizerhalle ou la catastrophe de Bhopal en Inde ont marqué les esprits. Nous avons tendance à nous focaliser sur les événements négatifs et en oublions ce que la chimie nous apporte de bien.

Le spécialiste des consommateurs
Michael Siegrist, 54 ans, est professeur à l’ETH Zurich où il étudie le comportement des consommateurs. Il a notamment analysé les raisons de l’aversion pour les plantes modifiées génétiquement, le dégoût provoqué par certaines denrées ainsi que les éléments d’une communication efficace des risques. C’est l’un des experts les plus sollicités sur les questions liées aux choix des consommateurs et de la population. Michael Siegrist a étudié la psychologie, l’économie et la communication de masse. Après un bref passage dans l’économie privée et un séjour de recherche à la Western Washington University, il est revenu à l’Université de Zurich puis à l’ETH Zurich.

Pourquoi les petits dangers invisibles comme les résidus de pesticides, les radiations ou les additifs dans les aliments nous inquiètent-ils plus que les grands dangers évidents comme circuler en voiture ou fumer?

C’est une question d’utilité. Celui qui fume ou conduit en jouit directement; il est prêt à prendre les risques qui viennent avec. Il en va autrement des pesticides dans l’eau potable. Les consommateurs ne voient pas d’avantage direct. Bénéfice et risque sont dissociés l’un de l’autre. L’agriculteur a besoin des pesticides s’il veut produire des quantités suffisantes pour nourrir la population, mais cet aspect est trop éloigné de la thématique de l’eau potable.

Y a-t-il à l’inverse des dangers invisibles que nous ignorons largement?

Oui, c’est le cas du radon, un gaz qui se forme spontanément dans le sol. Beaucoup de gens ont de la peine à imaginer qu’un risque puisse émaner subitement du sous-sol, de notre terre nourricière. Et la situation est compliquée. L’exposition varie fortement d’une région à l’autre. Pour savoir s’il est nécessaire de réagir, il faut effectuer des mesures chez soi, et beaucoup répugnent à le faire. Le problème est donc souvent occulté, même dans des régions où la charge en radon est élevée.

Nos peurs face aux radiations, à la technique génétique et à la chimie semblent s’envoler lorsqu’il s’agit d’applications médicales.

Nous savons depuis longtemps qu’une personne malade ferait tout pour rester en vie plus longtemps. L’instinct de survie nous pousse à tout accepter, à tout avaler et à nous soumettre à tous les traitements proposés.

Mais des personnes en bonne santé consomment allègrement de la vitamine C produite à l’aide de bactéries modifiées génétiquement.

La plupart l’ignorent probablement. Et c’est le bénéfice qui compte, l’idée étant de prévenir la maladie. L’objectif est clair. Concernant les médicaments prescrits sur ordonnance, les gens partent du principe que le médecin ne veut que leur bien. Un patient ne s’intéresse pas vraiment aux risques ou aux effets secondaires de son traitement.

«Les autorités hésitent à dire que quelque chose est inoffensif.»

Les peurs disparaissent-elles parfois?

Oui. Mais souvent, il faut attendre une ou deux générations. Les fours à micro-ondes constituent un bon exemple. Il y a 40 ans, la population était très sceptique quant à leur sécurité. Aujourd’hui, il y en a un dans chaque cuisine, ou presque. La même chose s’est passée avec d’autres technologies. Les premières voitures étaient précédées d’une personne agitant un drapeau, afin d’avertir du danger qui approchait. Plus les objets sont familiers et mieux les risques sont acceptés. On arrête alors de se poser des questions.

Il y a une certaine hystérie lorsqu’une organisation comme l’OMS annonce que la consommation de tel produit alimentaire augmenterait la probabilité de développer telle maladie de 10%. De quoi rester perplexe en tant que consommateur. Comment communiquer honnêtement les risques sans générer de peur excessive?

J’ai deux conseils: le premier est de comparer avec d’autres risques qui sont déjà connus et acceptés. On peut mettre en rapport l’augmentation de la probabilité de développer un cancer de l’intestin due à la consommation d’une portion de viande transformée avec celle due à un verre de vin. Mon deuxième conseil est de toujours communiquer des risques absolus. Cela ne sert à rien de dire que le risque de décéder du cancer de l’intestin augmente de 10% lorsque je mange chaque jour 20 grammes de viande transformée. Je dois savoir en chiffres absolus combien de personnes développent ce type de cancer. Prenons un exemple hypothétique: il y a une grande différence entre le fait que 10 ou 100 000 personnes meurent d’une cause particulière chaque année, même si un risque relatif additionnel de 50% est le même dans les deux cas. Dans le premier, on passerait de 10 à 15 personnes. Ce risque ne m’inquiéterait pas. Mais 50% de plus de 100 000, cela fait 150 000, et cela devient pour moi important.

Les médias affolent souvent l’opinion en brandissant des problèmes qui sont inoffensifs en réalité. Pourquoi les autorités et les chercheurs ne se font-ils pas mieux entendre?

Tant les chercheurs que les autorités hésitent à dire que quelque chose est inoffensif. Personne n’a envie de se voir reprocher d’avoir donné un faux sentiment de sécurité à la population. Mais je suis d’avis qu’ils se retiennent plus que nécessaire. Dans le cas de l’eau potable, on pourrait affirmer avec bonne conscience que sa consommation ne pose actuellement pas de problèmes.