Les scientifiques et les journalistes scientifiques auraient une conscience plus grande pour la séparation des rôles entre science et politique que les politiciens, dit l'historien Caspar Hirschi. | Photo: Anne Gabriel-Jürgens

 

Depuis la crise du coronavirus, épidémiologistes et virologues font les gros titres. Comment cela a-t-il changé le regard de la société sur les experts?

Avant la crise, c’était noir ou blanc: certains experts étaient glorifiés en porteurs de vérité, voire en prophètes, d’autres diabolisés et accusés de servir l’establishment, vus en ennemis de la démocratie. Alors qu’un camp nourrissait les illusions technocratiques, l’autre mettait de l’huile sur le feu populiste. Les meilleurs exemples en sont le Brexit et le changement climatique! Dans la crise du coronavirus, il a d’abord semblé que le jeu allait se répéter. Pourtant, une image plus fidèle à la réalité a fini par s’imposer, reflétant à la fois le caractère indispensable, mais aussi limité, du savoir des experts. J’espère que c’est un nouveau départ.

Expert des experts
Caspar Hirschi est professeur d’histoire générale à l’Université de Saint-Gall et travaille sur les liens entre science, démocratie et populisme, dans le passé et aujourd’hui. Dans son livre «Skandalexperten – Expertenskandale: Zur Geschichte eines Gegenwartsproblems» paru en 2018, il analyse le rôle des experts depuis l’affaire Dreyfus jusqu’aux prévisions ayant précédé le tremblement de terre à L’Aquila.

Qui sont les expertes et les experts de la pandémie?

Tout d’abord, de manière assez pragmatique, celles et ceux qui sont traités comme tels. On constate ici des différences considérables entre les médias et la politique, surtout en Suisse. Alors que les journalistes ont rapidement misé sur les épidémiologistes et les virologues, la politique et l’administration se sont appuyées sur les cliniciennes, sans communiquer ce choix de manière offensive. Résultat: les médias leur ont reproché de miser sur les mauvaises personnes.

Les médias ont-ils consulté les meilleurs spécialistes?

Selon leur logique, oui, puisqu’ils ont choisi des personnes télégéniques qui s’étaient déjà distinguées par des déclarations médiatiques percutantes sur Twitter. Par contre, leur expérience en matière de conseils scientifiques destinés aux politiciens était parfois maigre. De même, les preuves de leur expertise n’étaient pas toujours aussi limpides que ce que les médias ont bien voulu nous faire croire. Isabella Eckerle, spécialiste avérée des coronavirus à l’Université de Genève, a affirmé dans Le Temps que certains de ses collègues masculins «se présentaient comme des experts bien qu’ils n’aient jamais publié de travaux de recherche sur les coronavirus avant 2020». Et bien que sa langue maternelle soit l’allemand, elle-même n’a guère été présente dans les médias alémaniques pendant un certain temps.

La crédibilité de la science souffre-t-elle des controverses publiques entre spécialistes qui ont éclaté dans plusieurs pays?

Cette idée me paraît erronée et dangereuse. D’abord parce qu’on crée une image trompeuse de la science lorsque seul le consensus est montré à l’extérieur. Ensuite, parce que éviter de se disputer ouvertement favorise l’illusion technocratique de l’existence d’une vérité scientifique unique que la politique se doit d’appliquer. La controverse ouverte entre experts doit être possible dans une démocratie. Tant que la polémique porte sur la chose et non sur la personne, elle remplit une fonction politique essentielle. Mais les chercheurs qui se disputent ne doivent pas se laisser instrumentaliser par des tiers.

Qui doit veiller au climat de confiance entre science et politique?

Les deux camps. En Suisse, les réticences étaient réciproques dès le début, et ce, malgré l’heureux concours de circonstances qui a fait que deux épidémiologistes expérimentés se trouvaient à la tête du FNS et des Académies suisses des sciences.

«Dans les médias, la Task Force a surtout été dépeinte comme méfiante face aux mesures de déconfinement. Ce qui a donné l’impression que la politique était inconsciente et la recherche sans influence.»

La Swiss National COVID-19 Science Task Force a-t-elle fait un travail efficace?

L’économiste bernois Aymo Brunetti a dit qu’en temps de crise il était mieux de s’appuyer sur les structures en place que d’en créer de nouvelles. Quand il s’agit d’éteindre un incendie, il est bon que chacun connaisse son rôle et les procédures. Créer la Task Force en pleine crise était donc un exercice périlleux. Pour aggraver les choses, elle a aussi accueilli ceux qui critiquaient le plus vertement la Confédération et qui ont eu de la peine à se glisser dans leur nouveau rôle de conseiller politique. Dans les médias, la Task Force a surtout été dépeinte comme méfiante face aux mesures de déconfinement. Ce qui a donné l’impression que la politique était inconsciente et la recherche sans influence. Il est toutefois essentiel que les scientifiques réclament un rôle plus marqué en matière de conseil politique. Ils auraient cependant dû utiliser les structures et réseaux informels qu’ils avaient déjà à Berne. Leur visibilité aurait été moindre, mais leur influence probablement plus grande.

Vous avez évoqué une instrumentalisation possible des chercheurs par les politiciens. A-t-elle eu lieu?

Le problème s’est posé en Allemagne, mais pas en Suisse.

Le virologue allemand Christian Drosten dit qu’il a la responsabilité de faire voguer le bateau, mais pas de tenir le gouvernail. Comment peut-on mieux faire comprendre la différence entre tâches scientifiques et politiques à l’opinion publique?

Les spécialistes doivent lever le voile sur leurs activités et les décrire en détail. C’est ce qui rend le podcast de Christian Drosten sur les ondes allemandes si précieux. Avant, il était rare de pouvoir suivre en temps réel comment les chercheurs évaluent de nouvelles études, établissent des hypothèses et thématisent les incertitudes sous la pression constante du temps et des attentes. Pour le public, il est ainsi plus facile de comprendre l’importance de la séparation des rôles entre experts et décideurs. Le journalisme scientifique a aussi largement contribué à cette compréhension de la séparation des rôles.

Les politiciens ne devraient-ils pas également rendre la séparation des tâches plus claire?

Bien sûr. Si je souligne le rôle des scientifiques et des journalistes scientifiques, c’est parce que je leur attribue une plus grande conscience du problème.

On a surtout fait appel à des spécialistes des sciences naturelles pour comprendre la pandémie. Les autres scientifiques ne sont-ils pas négligés?

Les représentants des sciences humaines, sociales et politiques et les juristes n’ont actuellement pas la place qu’elles et ils méritent. Il leur revient pourtant d’évaluer le potentiel des dommages collatéraux et les conséquences à long terme de la politique de lutte contre la pandémie.

«Des normes claires doivent régir l’utilisation des travaux scientifiques à des fins politiques.»

La crise va-t-elle conduire à des améliorations dans le domaine scientifique?

L’évaluation de la qualité scientifique est redevenue publique. Les chercheurs concernés ont tout de suite remarqué qu’il fallait impliquer davantage de personnes dans la validation des résultats de recherche et que ces résultats devaient être publiés immédiatement, d’où l’importance des serveurs de prépublication et de Twitter, et d’où l’importance réduite de l’évaluation par les pairs.

Et qu’est-ce qui va s’aggraver?

La vitesse accroît le risque de voir baisser les exigences en matière de qualité des résultats scientifiques rendus publics, et de voir ensuite les conseillers politiques évoluer sur un terrain très glissant. Des normes claires doivent donc régir l’utilisation des travaux scientifiques à des fins politiques.

Que recommandez-vous?

Ma proposition pour un nouveau consensus: qu’un résultat ne puisse être envisagé comme un fait scientifique pouvant servir à conseiller la politique avant d’avoir passé le test de la critique publique entre experts. Cela bénéficierait aussi à la culture de la discussion scientifique.