L’occupant de cette cellule est-il encore dangereux? Les détenus du pénitencier de Lenzbourg font aussi l’objet d’expertises. | Photo: Peter Schulthess

Une certaine tension a toujours existé entre les juges et les psychiatres. Mais les rôles et les attentes étaient auparavant bien définis: «Le rapport du psychiatre permettait au juge de comprendre le degré de responsabilité d’une prévenue au moment de l’acte délictueux, explique Jean Fonjallaz, juge fédéral. Cela n’a pas changé. Ce qui s’est transformé au début des années 2000 concerne les mesures thérapeutiques et les décisions post-sentencielles. En demandant à la psychiatrie de se prononcer sur la dangerosité des prévenus condamnés, on a donné une plus grande place aux expertes et à la science.» Un contexte sécuritaire, l’acceptation de l’initiative pour un internement à vie en 2004, puis l’assassinat de plusieurs jeunes filles par des récidivistes ont renforcé ce basculement du désir de punir vers le désir de prédire.

Des méthodes qui gagnent en rigueur scientifique

Prédire des comportements? Les psychiatres n’ont pas été d’emblée enchantés par ces nouvelles compétences qui leur ont été attribuées. «Je me rappelle que certains refusaient de se positionner sur le risque de récidive, confie Jean Fonjallaz. Il faut dire qu’à l’époque il s’agissait souvent de professionnels en cabinet à qui on faisait appel trois fois par an pour des expertises.» Petit à petit, des formations en psychiatrie forensique se mettent en place et les méthodes se standardisent, autant pour gagner en rigueur scientifique que pour répondre aux nouvelles attentes du système judiciaire. Parmi celles-ci, il y a les sciences actuarielles, qui attribuent un score sur une échelle à une personne en fonction de différents tests basés sur l’âge, l’entourage, le type et le nombre de délits, l’emploi, etc. Ces modèles produisent ensuite un pourcentage précis de risques de récidive.

A côté de cela, on introduit des instruments faisant partie de ce qui est appelé le «jugement professionnel structuré.» «L’idée était de standardiser les expertises psychiatriques, afin de diminuer l’influence de la subjectivité des psychiatres», souligne Philippe Delacrausaz, psychiatre à l’Institut de psychiatrie légale du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Il a mené, avec sa collègue Valérie Moulin, le projet «Réflexions sur le travail collégial en expertise psychiatrique» qui a souligné l’intérêt d’intégrer les indicateurs statistiques dans les aspects issus de la clinique. L’évaluation de la dangerosité des condamnées et de leur risque de récidive se fait donc désormais sur la base d’une combinaison entre des méthodes quantitatives et qualitatives.

«En demandant à la psychiatrie de se prononcer sur la dangerosité des prévenu-e-s condamné-e-s, on a donné une plus grande place aux expert-e-s et à la science.»Philippe Delacrausaz

«Ces outils se développent continuellement, indique Manon Jendly, professeure de criminologie à l’Université de Lausanne. Ils intègrent désormais les évolutions et les potentiels de la personne, dans une perspective dynamique. » A l’Institut de psychiatrie légale du CHUV, la recherche «Validation rétrospective des outils de jugements professionnels pour l’évaluation des facteurs de protection et de risque sur une population suisse francophone» a justement souhaité valider les différents instruments d’évaluation du risque de récidive et des facteurs de protection contre ce risque. Elle a analysé pour cela une centaine de cas d’agressions sexuelles et violentes en Suisse romande.

Résultats dfficiles à utiliser dans un contexte sécuritaire

Presque tout le monde est désormais d’accord pour dire que les méthodes des psychiatres se sont améliorées et qu’elles sont davantage basées sur des évidences scientifiques. Mais un certain nombre de problèmes demeurent, liés à l’utilisation de ces outils dans le contexte sécuritaire actuel. «Lorsque les tests indiquent qu’un violeur présente 40% de risques de récidiver, que fait-on? interroge Philippe Delacrausaz. On peut se dire que c’est trop, mais si ce risque est par exemple de 10%, est-ce encore trop, sachant que le risque zéro n’existe pas?»

Philippe Delacrausaz mentionne un autre problème fondamental lié aux attentes que placent la justice et la société dans la psychiatrie: la prédiction et les probabilités ne font pas partie de leur cœur de métier, qui reste la thérapie. «On est passé de l’évaluation de la responsabilité d’une prévenue à la détermination de sa dangerosité: d’un point de vue épistémologique, cela n’a rien à voir! Alors la recherche en psychiatrie a, certes, développé des méthodes qui, à la manière de la météorologie, arrivent à prédire le risque de récidive à court ou moyen terme. Mais tout comme les météorologues ne peuvent dire le temps qu’il fera à Berne le 18 juin 2045, les psychiatres ne peuvent pas prédire qu’un délinquant sera incurable à vie.»

«Les grandes affaires criminelles auxquelles s’intéressent les médias ne sont que la pointe de l’iceberg»Cristina Ferreira
Petite délinquance majoritaire

Cristina Ferreira, professeure à la Haute Ecole de Santé Vaud, décortique actuellement, dans le cadre du Programme national de recherche 76, quelque 600 expertises psychiatriques de plusieurs cantons romands sur une période allant de 1940 à 1985. Elle observe que «les grandes affaires criminelles auxquelles s’intéressent les médias ne sont que la pointe de l’iceberg. La majorité des expertises psychiatriques, tout comme la majorité des délits, concerne des petits vols, des comportements liés aux addictions ou, dans le civil, des endettements. Mais les journaux ne s’intéressent pas à une femme pauvre qui vole dans les supermarchés ou à un jeune homme qui s’endette en ligne. Or c’est sur la vie de ce genre de personnes, souvent précaires et vulnérables, que les rapports psychiatriques ont de grandes conséquences.» Un rapport qui indiquerait une forte probabilité de rechute peut par exemple amener le juge à ordonner une curatelle de portée générale qui limite fortement la liberté et les droits de la personne concernée.

C’est pourquoi la fiabilité des méthodes utilisées pour les expertises psychiatriques, ainsi que l’indépendance des professionnels sont capitales, de même que les échanges entre les professionnels, psychiatres, juges ou agentes de probation. Sans oublier de soutenir les personnes judiciarisées avec des programmes de réinsertion adéquats, qui limitent fortement le risque de récidive.

Dans cette optique, Manon Jendly évalue actuellement avec son équipe un projet pilote de la Commission latine de probation qui vise à développer des stratégies d’intervention permettant une sortie durable de la délinquance. Il s’agit d’améliorer l’accompagnement de 1000 condamnés dans leur réinsertion dans la société. «La majorité des personnes judiciarisées aspire à une vie décente, précise Manon Jendly. Si on leur donne l’opportunité de trouver un logement et un travail satisfaisants, on maximise leurs chances de s’installer dans une vie plus conventionnelle.»