Derrière les barreaux sans procès par ordonnance pénale: cela est possible en Suisse mais c’est une procédure critiquée par les pénalistes. Une cellule individuelle à la prison régionale de Berne. | Image: Valérie Chételat

Un prévenu devant un juge avec à ses côtés la défense se livrant à un duel rhétorique avec le procureur sur sa culpabilité ou son innocence – c’est ainsi que beaucoup s’imaginent le travail de la justice. Mais le quotidien judiciaire suisse est souvent bien moins spectaculaire. Le procès pénal classique reste l’exception. Aujourd’hui, neuf peines sur dix sont prononcées par voie d’ordonnance pénale, soit nettement plus qu’il y a vingt ans. Dans les faits, le Ministère public traite les affaires directement et principalement par écrit, sans enquête approfondie ni audience au tribunal.

En échange, la proposition de verdict atterrit dans la boîte aux lettres des personnes concernées. Elles ont alors tout juste dix jours pour faire appel de l’ordonnance pénale. A défaut, «l’hypothèse de culpabilité du procureur se mue automatiquement en verdict de culpabilité», indique Marc Thommen, professeur de droit pénal à l’Université de Zurich. La procédure dite de l’ordonnance pénale a un avantage de taille: elle décharge la justice. Les délits routiers notamment peuvent ainsi être traités rapidement. Il en va de même des infractions à la loi sur les étrangers ou des infractions mineures ou modérées au Code pénal: vols à l’étalage ou rixes, par exemple.

Le procureur dans le rôle du juge

Chaque année, les autorités judiciaires suisses prononcent plus de 120 000 condamnations, sans compter les délits mineurs passibles d’une simple amende. Sans la possibilité de procédure accélérée, la justice s’effondrerait tout simplement. Et plus d’un malfrat trouve tout aussi commode de ne pas devoir se présenter au tribunal. La voie de l’ordonnance pénale est ainsi plus discrète pour l’accusé et coûte moins cher à l’Etat. Du côté de la doctrine juridique, des voix critiques s’élèvent toutefois depuis longtemps contre cette procédure rapide, uniformisée à l’échelle nationale en 2011 par le nouveau Code de procédure pénale.

A l’Université de Zurich, Marc Thommen dirige un projet de recherche sur ces procédures pénales. Il estime comme particulièrement problématique la concentration du pouvoir aux mains du procureur. Celui-ci est à la fois procureur et juge: «On abandonne ainsi la séparation des pouvoirs, un acquis essentiel du siècle des Lumières.» Selon le spécialiste, cette procédure par ordonnance pénale est davantage sujette aux erreurs car la recherche de preuves est moins approfondie. Par ailleurs, elle limite les droits des accusés. Celui qui reçoit une telle ordonnance peut certes s’y opposer. Dans les faits toutefois, cela n’arrive que rarement. Le recensement réalisé par Marc Thommen avec des chercheurs de l’Université de Neuchâtel montre qu’une affaire pénale litigieuse est rarement jugée par un tribunal neutre.

Des milliers d’ordonnances analysées

Les équipes de chercheurs ont étudié près de 4700 ordonnances pénales dans les cantons de Saint-Gall, Zurich, Berne et Neuchâtel. L’immense base de données n’a pas encore été entièrement analysée, mais l’exemple de Saint-Gall livre un premier aperçu. Il montre que moins de 10% des personnes concernées font appel. Dès lors, c’est de nouveau au Ministère public de décider de la suite à donner. Dans près de 15% des cas saint-gallois examinés, les poursuites ont été abandonnées. Dans un quart des cas environ, l’ordonnance pénale a été modifiée. Et seuls 20% des appels – déjà peu nombreux – ont finalement été examinés par un juge.

Le faible taux d’appels signifie-t-il que les contrevenants acceptent leur condamnation et estiment la procédure justifiée? Pour Marc Thommen, cette interprétation est envisageable. Mais il voit également «un large éventail» d’autres raisons possibles, comme les difficultés linguistiques, les ordonnances pénales n’étant pas traduites. Les personnes aux capacités de lecture limitées pourraient être dépassées. Et d’autres, qui sont hors du pays, ne reçoivent même pas le document. Même des personnes innocentes renoncent probablement à faire valoir leurs droits, par crainte de conséquences néfastes. Le chercheur cite l’exemple d’un enseignant accusé à tort de consommer de la pornographie illégale: «S’il insiste pour faire appel, la procédure deviendra publique et risque de signifier sa mort sociale et professionnelle.»

L’ordonnance pénale permet au Ministère public de prononcer des amendes et des peines pécuniaires, mais aussi des peines de privation de liberté jusqu’à six mois. La majorité de ces ordonnances examinées dans le canton de Saint-Gall ont abouti à des peines pécuniaires. Dans un cas sur 14, le Ministère public a opté pour une privation de liberté, généralement sans sursis. De plus, le procureur s’est entretenu personnellement avec l’accusé dans 10% des cas seulement avant d’envoyer l’ordonnance. Pour le reste, le jugement était basé sur les seules pièces du dossier. A peine 7% des accusés ont eu recours à une avocate. Passer des mois derrière les barreaux sans un minimum de vérifications ni audition, sans juge ni assistance juridique? Pour Marc Thommen, la situation devient délicate, de tels cas ne relevant plus des cas bagatelles pour lesquels l’ordonnance pénale était prévue à l’origine.

Un interrogatoire remplit plusieurs fonctions

En matière d’auditions, le Ministère public est libre d’entendre un accusé ou de se fier au rapport de police. En règle générale, cela dépend de la nécessité d’obtenir des informations supplémentaires sur les circonstances de l’affaire, explique Nora Markwalder, professeure assistante de droit pénal à l’Université de Saint-Gall. Pourtant, un interrogatoire personnel pourrait remplir encore d’autres fonctions: «Les accusés ont ainsi l’occasion de faire entendre leur propre argumentation.» Et le procureur peut obtenir des informations sur la personne, note la professeure.

Nora Markwalder est la première à analyser les effets de la procédure d’ordonnance pénale avec et sans audition, par exemple sur la durée de la procédure et la probabilité d’un recours. La base de données est encore très limitée. «Notre objectif est de montrer les coûts et les avantages des auditions», précise-t-elle. Car la rentabilité de la procédure joue un rôle important pour les autorités judiciaires, comme le démontre la sociologue Mirjam Stoll dans sa thèse de doctorat à l’Université de Bâle. Elle évoque une approche de la criminalité «qui suit des principes néolibéraux». La justice délègue une grande responsabilité aux accusés, qui doivent eux-mêmes décider de s’opposer au verdict: «Cela correspond à l’exigence de responsabilisation plus grande du prévenu au lieu d’une prise en charge de l’Etat.»

«La justice a une approche de la criminalité qui suit des principes néolibéraux.»Mirjam Stoll

Pour la chercheuse, cette approche peut conduire à des inégalités sociales. Les personnes peu instruites, démunies ou de langue étrangère renonceront probablement à s’opposer à la décision de la justice, au contraire de celles qui comprennent le jargon juridique ou qui peuvent s’offrir un avocat.

Assurer l’équité de la procédure

Aussi indispensable que soit la procédure de l’ordonnance pénale dans la pratique, elle «doit être équitable», exige Marc Thommen. La Suisse y est aussi tenue en vertu du droit international. L’audition obligatoire serait, à son sens, un moyen d’y parvenir. Le Conseil fédéral propose précisément cette correction dans le cadre d’une révision partielle du Code de procédure pénale. Elle prévoit que le Ministère public auditionne obligatoirement les accusés avant de prononcer une peine ferme. Le Conseil national traitera sa proposition prochainement.

Pour Marc Thommen se pose de plus la question s’il ne serait pas opportun de réduire le nombre toujours accru d’affaires pendantes autrement que par la pression à l’efficience sur la justice. Par exemple en décriminalisant les délits les moins graves ou en abandonnant les poursuites concernant des broutilles. Le besoin de sanctionner de la Suisse est particulièrement marqué, selon lui. Il s’agit donc d’un sujet de discussion pour la société et la politique. Le chercheur entend également le suivre de près. La «grande masse» des destinataires d’ordonnances pénales n’a pour l’instant pas été assez étudiée selon lui. Il ne s’agit peut-être pas d’une criminalité grande et spectaculaire, mais de droits procéduraux fondamentaux et de garanties relevant de l’Etat de droit.

Les cantons craignent les surcoûts
Les spécialistes en droit soulèvent des questions légitimes sur la procédure d’ordonnance pénale, admet Baschi Dürr, directeur de la justice et de la sécurité du canton de Bâle-Ville. «Nous pouvons en discuter, mais devons préserver l’équilibre avec la pratique», dit ce conseiller d’Etat radical et vice-président de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police. La procédure a fait ses preuves pour les cantons qui estiment que l’audition obligatoire recommandée par les pénalistes et désormais aussi par le Conseil fédéral dans des cas précis va trop loin. Ils craignent d’importants surcoûts et veulent s’engager pour un compromis «entre la perfection de l’Etat de droit et un pragmatisme rentable», comme le dit Baschi Dürr. Pour lui, cette procédure «n’est pas injuste», les gens concernés pouvant faire appel.