Alain Brechbühl

Il examine la violence dans les groupes de supporters de football: Alain Brechbühl, de l'Institut des sciences du sport de l'Université de Berne | Photo: Valérie Chételat

SUISSE
«Le risque le plus important: être confondu avec des policiers»

Alain Brechbühl

«La violence constitue un phénomène intéressant qui fait malheureusement partie de notre vie. Mes recherches peuvent contribuer à améliorer la sécurité des manifestations sportives, et les résultats sont discutés avec des partenaires du milieu du football et du hockey. J’évalue actuellement le concept de «Bon accueil», en vertu duquel les clubs doivent recevoir le plus cordialement possible les supporters visiteurs afin de réduire le risque de violences. J’observe les zones d’accès aux stades et j’interroge des fans pendant les rencontres.

Le risque le plus important pour moi est d’être confondu par les fans avec des policiers en civil, avec qui les fronts se sont fortement durcis. J’effectue mon travail de la manière la plus transparente possible. Si on m’interroge sur ce que je viens d’écrire, je montre mes notes. Je porte autour du cou un badge qui m’identifie comme chercheur. Deux semaines avant une rencontre, je demande au club et au bloc de supporters de l’équipe adverse leur OK pour mon travail.

Des situations critiques surviennent parfois. L’an dernier, on m’a pris pour un journaliste et j’ai dû quitter les lieux. Et il y a quelques semaines, des supporters en dehors du stade imaginaient que j’étais un policier; ils ont lancé un pétard dans ma direction. Mais globalement, mes relations avec les fans sont bonnes et empreintes de confiance. C’est indispensable pour mon travail.» sj

Aita Signorell

Elle mène des essais cliniques dans des zones insurgées: Aita Signorell, de l'Institut tropical et de santé publique suisse à Bâle | Photo: Valérie Chatélat

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO
«Je n’avais pas le temps d’avoir peur»

Aita Signorell 

«La situation sécuritaire en RDC est très volatile. Les plus grands risques viennent des maladies; il y a régulièrement des épidémies de choléra ou d’Ebola. J’ai conduit une étude clinique dans le nord du pays dans des conditions sécuritaires difficiles. L’une des stations de recherche se trouvait dans une région très densément boisée où l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) était active. Les villages isolés des alentours subissaient régulièrement les attaques et les pillages des rebelles.

Je n’ai pu effectuer ce travail que grâce à une étroite collaboration avec des partenaires sur place. J’ai régulièrement fait des briefings de sécurité détaillés avec le responsable local de Médecins sans frontières sur les derniers incidents, les couvrefeux et les zones interdites. Je ne me déplaçais que dans des véhicules équipés de systèmes de communication radio et satellite.

Je n’ai jamais eu peur – je n’en avais d’ailleurs pas le temps. Notre calendrier est toujours très serré sur le terrain. Mais je restais en état d’alerte permanente. Il ne fallait pas que les conditions difficiles nous empêchent de tester de nouveaux médicaments sur place. La population locale a elle aussi le droit à ce que leurs problèmes de santé soient examinés et traités.» sj

Julia Palmiano Federer

Elle observe le rôle des ONGs dans les médiations de cessez-le-feu: Julia Palmiano Federer, de Swisspeace et de l'Université de Bâle. | Photo: Valérie Chételat

MYANMAR
«Dire ce qu’on pense représente toujours un danger»

Julia Palmiano Federer

«La plupart de mes entretiens sur le processus de paix au Myanmar se sont déroulés dans le cadre protégé d’hôtels, mais on y sentait toujours planer une menace, en particulier pour mes interlocuteurs issus de minorités ethniques. Pour eux, exprimer leur opinion demandait un vrai courage.

J’étudie le rôle joué par les médiateurs des ONGs dans les négociations de cessez-le-feu et notamment celui de leurs propres conceptions des normes. Lors de mes entretiens, je dois penser aux dangers courus par mes interlocuteurs, en particulier veiller à ne pas les livrer au gouvernement. J’ai passé dix-huit mois au Myanmar pour cette recherche, la dernière fois jusqu’en août 2018 à Mawlamyine. Le pays compte 135 ethnies, et certaines sont encorearmées.

Mes recherches présentent des risques. Je ne parle pas de ceux auxquels s’exposent les touristes, mais de cette impression qu’on peut à tout moment se retrouver en difficulté, sans aucun signe avant-coureur. Comme lorsque des soldats m’ont escorté jusqu’à la maison d’un haut fonctionnaire gouvernemental pour un rendez-vous, des mitrailleuses tout autour de moi. Après un long silence, j’ai commencé à parler en anglais mais mon accompagnatrice m’a immédiatement fait taire. Je n’ai pas compris les vives discussions qui ont suivi. En fait, elle m’avait présentée comme une indigène pour pouvoir obtenir une entrevue.

«S’habiller à l’occidentale constitue la meilleure protection.»

De nombreuses personnes disent que je ressemble aux locaux. Je suis en fait née à Manille et j’ai émigré avec mes parents à Vancouver. A mon arrivée au Myanmar, je portais volontiers des habits typiques de l’endroit – jusqu’à ce qu’un homme se mette en colère et m’agresse après avoir constaté que j’étais une étrangère. Lors des entretiens, certains interlocuteurs se montraient irrités que je ne parle pas la langue du pays. En fait, s’habiller à l’occidentale et parler anglais constituaient la meilleure protection, avec mon passeport canadien et mon visa de travail. Sans eux, on peut vite se retrouver en difficulté dans les campagnes. Au Myanmar, dire ce qu’on pense représente systématiquement un risque. Il y a toujours un relent d’Orwell dans le pays.» hf

Il étudie les réseaux de pouvoir dans les mines d’or: Fritz Brugger, du Centre pour le développement et la coopération de l'ETH Zurich. | Photo: Valérie Chételat

BURKINA FASO ET TCHAD
«Il faut comprendre les structures de pouvoir et les respecter»

Fritz Brugger

«Nous travaillons actuellement sur les gisements d’or dans une région du nord du Burkina Faso qui a récemment connu une recrudescence de violences. Nous étudions les exploitations minières artisanales et de petite taille. Les gens cherchent de l’or dans des mines qui ne sont guère que de simples fosses, sans supervision des autorités. Ils descendent dans des puits étroits et remontent chargés de seaux remplis de minerai. Ils travaillent avec des piques, des pelles et des produits chimiques très toxiques. Nous voulons savoir comment les chercheurs d’or dépensent l’argent gagné. Le stéréotype serait qu’ils le dilapident pour des femmes, de l’alcool et des motos.

Nous voulons déterminer en quoi cela correspond à la réalité, notamment si une part de l’argent ne va pas dans l’agriculture, une activité qu’ont pratiquée la plupart des mineurs, ou dans d’autres investissements. Des collègues suisses étudient en parallèle les conséquences de l’exploitation de l’or sur les travailleurs et sur l’environnement.

«La corruption n’est pas une option.»

Dans une zone minière, l’Européen se heurte d’abord à la méfiance. Les ouvriers te considèrent comme un représentant d’une compagnie désireuse de s’approprier le gisement ou craignent que tu ne divulgues au gouvernement l’utilisation prohibée de cyanure. L’accueil peut s’avérer plutôt glacial. Un grand défi consiste dans la situation souvent confuse régnant sur place: jusqu’à un millier de personnes peuvent s’y activer. Il n’y a pas d’administration centrale, mais de nombreux patrons exploitant leurs propres puits avec leurs employés, auxquels s’ajoutent les autorités locales. Tout cela sans parler de la question des droits fonciers traditionnels. Il en résulte un réseau de pouvoirs et de dépendances étroitement intriqués qu’il est difficile à démêler.

Nous travaillons avec des partenaires locaux qui sont bien au courant de la situation et identifient les décideurs qui nous accorderont ou non finalement le droit d’accéder aux mines. Nous commençons toujours par nous présenter en personne aux autorités locales. Les gens du lieu doivent comprendre nos intentions et notre mode de travail. Ils veulent s’assurer que nos activités ne constituent pas une menace pour leurs affaires. Après tout, c’est ainsi qu’ils gagnent leur vie. Pour mener nos recherches en sécurité, nous devons comprendre les structures locales de pouvoir et les respecter.

Ne pas juger

J’ai mangé au Tchad avec les représentants de compagnies pétrolières afin de développer une relation. Mais il existe des limites très claires: la corruption ou des passe-droits ne sont pas des options – cela ne fait que générer d’autres problèmes. L’instauration d’un climat de confiance demande du temps, de la patience et du respect à l’égard des personnes de tous bords. Même lorsque des enfants travaillent dans les mines, que des travailleurs sont exploités ou que l’environnement en pâtit. Mener des recherches sérieuses exige d’entrer en relation avec les locaux sans jugements de valeur. La confiance établie reste toujours provisoire. C’est pourquoi à la fin de notre première étude au Burkina Faso, nous avons présenté nos résultats à la population, ce qui a été vivement apprécié.

Malgré toutes les mesures de prudence, la situation peut rapidement dégénérer. Je me suis rendu récemment au Burkina Faso dans une zone où l’on venait de découvrir un nouveau gisement d’or. Des centaines de mineurs ont soudainement déboulé à moto de toutes les directions. La nervosité était palpable. Comme Blanc, mieux vaut garder ses distances en pareil cas. Quelques semaines plus tard, j’ai été dans un village pour les interroger sur leur expérience en tant qu’ouvriers d’une exploitation industrielle voisine. La situation était tendue. Les gens me prenaient pour le représentant d’une société minière. Et lorsque l’irritation est encore montée d’un cran, j’ai abandonné la discussion et suis reparti.

L’objet de nos recherches recèle une forte dimension politique, et il n’est pas rare que nous devenions le révélateur de conflits sous-jacents. Je dois toujours conserver la vue d’ensemble et bien comprendre dans quel contexte j’évolue, à savoir discerner où se trouvent les désaccords et les lignes de division, et quels risques en résultent pour notre travail. Ne jamais l’oublier est un grand défi.»sj

Elle analyse le rôle de la masculinité dans la dynamique des conflits: Christelle Rigual, de l'Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. | Photo: Valérie Chételat

NIGERIA ET INDONÉSIE
«Les scientifiques minimisent leur vécu stressant»

Christelle Rigual

«Le projet auquel je participe analyse la manière dont le genre influe et co-constitue les processus de violence, de gestion des conflits et de consolidation de la paix dans plusieurs régions d’Indonésie et du Nigeria. Les représentations de genre, en particulier les attentes sociales liées aux masculinités, impactent profondément les réponses individuelles, collectives et institutionnelles.

Les risques liés à ce type de recherche sont multiples. Une collègue a vécu un car-jacking armé au Nigeria. Son ordinateur portable a été volé et avec lui une bonne partie de ses données de recherche ont disparu. En Indonésie, des membres d’un groupe armé ont exigé d’être interviewés; l’issue de la confrontation a heureusement été pacifique. L’an dernier, la réémergence de violences communautaires dans l’Etat du Plateau au centre du Nigeria a conduit au blocage des routes et à un couvrefeu qui nous ont poussés à annuler le tournage d’un documentaire sur nos recherches. Il y a aussi les dangers qu’on ne peut pas anticiper: en 2018, je comptais profiter d’un séjour de recherche en Indonésie pour explorer l’île de Lombok. J’y ai fait l’expérience du tremblement de terre. J’ai eu la chance d’en sortir indemne, mais je me suis demandée si mes recherches en valaient vraiment la peine. La réponse reste oui.

«Je me suis demandée si mes recherches en valaient vraiment la peine.»

Il manque à mon avis une plateforme sur laquelle les scientifiques exposés à des risques de terrain pourraient obtenir des informations afin de mieux se préparer. Avec mon regard de spécialiste des questions de genre, je constate que de manière générale la recherche reste très marquée par le modèle d’excellence masculine. Celui-ci laisse peu de place à l’expression des émotions et de la vulnérabilité: lorsqu’ils reviennent d’un terrain où ils ont connu des situations tendues, les scientifiques ont tendance à minimiser ou à ironiser sur ce vécu stressant. Cela nourrit un cercle vicieux d’isolement et de manque d’accompagnement institutionnel des chercheurs.»pm