Ici, la centrifugeuse de recherche ne tourne que très lentement. Quand elle est à plein régime, les portes sont fermées et on y teste par exemple l'effet d'un tremblement de terre sur certains sols.  | Photo: Markus Bertschi

Elégante, futuriste et d’un bleu éclatant, la «bête bleue» flotte presque en apesanteur dans la salle. Encadrée par un caisson en béton de 245 tonnes, elle attend les premières expériences. C’est là, à quelques mètres sous terre sur le campus de l’ETH Hönggerberg au-dessus de Zurich, que la centrifugeuse de recherche la plus puissante d’Europe est enfin prête à démarrer. Après sept ans d’organisation, de construction, de restauration et de tests. La lourde porte en acier jaune fournit le contraste de couleurs.

«La première fois que nous avons vu la centrifugeuse, je pensais qu’elle ne refonctionnerait pasRalf Herzog

Depuis juin, la centrifugeuse permet d’accélérer des modèles pesant jusqu’à 2 tonnes à une vitesse correspondant à 25 fois la gravitation terrestre (G). «Nous allons cependant rester sous cette limite», note le professeur Ioannis Anastasopoulos, qui dirige le Centre de recherche pour la modélisation centrifuge à l’Institut de géotechnique de l’ETH Zurich. «Les expériences sont en général menées dans la zone des 100 G», ajoute Ralf Herzog, responsable du montage technique et du bon fonctionnement de tous les systèmes.

Néanmoins, quand la centrifugeuse prend de la vitesse et tourne à environ 250 km à l’heure, le spectacle est effrayant. Le seul bruit des pompes à huile hydrauliques de 1000 chevaux est infernal. 

Impressionnante même à l’arrêt: ­Lampros Sakellariadis, Ioannis ­Anastasopoulos, Liam Jones et Ralf Herzog à l’intérieur de la centrifugeuse de recherche. | Photos: Markus Bertschi

Les ressorts en acier spécialement conçus absorbent les moindres vibrations.

L’accès à la centrifugeuse est condamné par une porte massive de plusieurs tonnes pendant les expériences. Ici, elle tourne très lentement à des fins de démonstration.

Ioannis Anastasopoulos explique le fonctionnement de la «Bête bleue»: les roulements, les moteurs, l’hydraulique, l’électronique et les capteurs ont été entièrement refaits et modernisés pour l’EPF.

Assourdissant: des pompes à huile d’une puissance de 1000 chevaux font tourner la centrifugeuse et provoquent un bruit infernal.

L’installation dans une aile du bâtiment spécialement transformée à cet effet avait déjà nécessité l’utilisation d’une artillerie lourde. Il y a trois ans, la plus grande grue de Suisse a déposé la chambre en béton dans la fosse creusée à cet effet. La chambre repose sur quatre ressorts en acier conçus spécialement et sert de fondation à la centrifugeuse géotechnique. Quand celle-ci tourne et libère ses forces, les ressorts et l’enveloppe de béton absorbent la moindre vibration. Ainsi, aucune expérience hautement sensible menée dans des laboratoires voisins n’est affectée. 

Il a fallu un an pour installer la «bête bleue» de près de 20 tonnes. Restée des années dans un hangar de Bochum, après avoir servi vingt ans pour des travaux de recherche, elle a été entièrement restaurée. Ralf Herzog raconte: «La première fois que nous l’avons vue, je pensais qu’elle ne refonctionnerait pas. Hormis la poutre en acier massif, presque tout est neuf: nous avons renouvelé et modernisé les roulements, les moteurs, l’hydraulique, l’électronique et les capteurs.» Les expériences peuvent désormais commencer. 

Cent fois plus petit et plus léger 

«Nous simulons des systèmes de structure de sol, soit des constructions ancrées dans le sol, comme des fondations, une digue ou un pont», explique Ioannis Anastasopoulos. Un pont est justement un bon exemple, car il est ancré par plusieurs piliers dans un sol liquéfiable. Il est en effet difficile d’étudier le comportement d’un sol et du bâtiment posé par-dessus en cas de tremblement de terre. «En laboratoire, nous ne pouvons pas construire une couche de sol épaisse de 30 mètres. Nous devons travailler à plus petite échelle, avec des modèles.» 

Le problème: le rôle crucial du poids joue dans l’interaction entre le sol et la structure: «Dans la centrifugeuse, ce problème est résolu grâce à la gravité artificielle», dit Ioannis Anastasopoulos. Lorsque le bras rotatif de près de 9 mètres de long tourne sur son axe 148 fois par minute, le modèle 100 fois plus petit et plus léger que dans la réalité subit une accélération gravitationnelle 100 fois plus élevée que celle de la Terre. Ainsi, poids, force et charge s’équilibrent à nouveau. 

«Le sol influence fortement la capacité de résistance d’un bâtiment à une accélération sismique. Nous l’avons hélas vu récemment en TurquieIoannis Anastasopoulos

Grâce à la «bête bleue», l’équipe de Ioannis Anastasopoulos espère notamment mieux comprendre l’impact des séismes sur les constructions. «Le sol influence fortement la capacité de résistance d’un bâtiment à une accélération sismique. Nous l’avons hélas vu récemment en Turquie», rappelle-t-il. Suivant la géologie de l’endroit, les ondes sismiques ont modifié les propriétés du sol et eu des effets très divers sur les bâtiments. Certains se sont effondrés comme des châteaux de cartes après avoir été secoués de gauche à droite comme dans un gobelet. D’autres se sont couchés sur le côté, presque indemnes, car le sol en dessous s’était pour ainsi dire liquéfié. «La réaction d’une structure à un tremblement de terre dépend fortement de la nature du sol. Notre centrifugeuse nous permet de mieux étudier et comprendre ce phénomène, puis de fournir ainsi plus de sécurité en cas de séisme.» 

Les tsunamis et les inondations dévastatrices sont un autre domaine d’application. «Lors de tels événements, les fonds marins ou les lits des rivières sont érodés en peu de temps, si bien que, souvent, les structures et les fondations cèdent», explique Ioannis Anastasopoulos. Un dispositif spécial permet de simuler un flux d’eau continu dans la centrifugeuse, comme celui qui a provoqué l’inondation catastrophique de 2021 en Allemagne. 

Vingt tremblements de terre par minute 

«Le plus gros travail, c’est de préparer une expérience, note le directeur. Les modèles doivent être construits précisément et répondre à des paramètres spéciaux pour pouvoir être utilisés pour la simulation.» Une machine spécialement conçue empile le sable qui servira de modèle au sol selon la densité, la quantité et le poids appropriés. Les modèles de ponts et de fondations imprimés en 3D sont testés au préalable pour vérifier leur comparabilité statique. Et même l’eau utilisée dans le modèle est spéciale: un mélange très visqueux d’eau et de méthylcellulose qui se comporte de manière adéquate sous l’effet d’une forte gravité. 

C’est alors seulement que le modèle peut être placé sur l’une des deux bascules de la centrifugeuse. Il ne faut alors que dix à quinze minutes pour atteindre la vitesse de rotation nécessaire. Pendant ce temps, le modèle se dresse lentement. L’accélération centripète le plaque quasiment contre la paroi. Suivent alors les simulations de séismes pour lesquelles une table vibrante unique en son genre a été construite et sur laquelle repose le modèle. Elle permet de produire des tremblements de terre à une vitesse 100 fois supérieure, avec une réduction 100 fois plus importante.

Grâce à d’ingénieux systèmes, les interfaces pour les données et l’électricité tournent avec le fonctionnement de la centrifugeuse.

Dans la centrale de commande, Ralf Herzog surveille le déroulement des expériences.

Clés à molette, fils de fer, serre-câbles: monter une expérience prend plusieurs semaines.

Des interfaces modernes ­permettent de ne pas perdre les données de millions d’images par seconde.

Cette table vibrante peut ­simuler un tremblement de terre en 0,3 seconde.

Les modèles utilisés sont ­stockés devant la centrifugeuse à tambour, plus petite.

«L’équipement a été fabriqué spécialement pour nous, car les oscillations nécessaires doivent être très rapides et très petites», explique le professeur Anastasopoulos. «Un tremblement de terre qui dure trente secondes dans la réalité dure 0,3 seconde dans notre simulateur.» Les appareils de mesure, telles les caméras qui documentent ce qui se passe dans la centrifugeuse, doivent eux aussi être très sensibles. «Une caméra à haute vitesse normale prend peut-être 10 000 images par seconde, note Ralf Herzog. La capacité des nôtres est de 10 millions d’images par seconde.» 

Au Japon, fréquemment victime de séismes, il existe d’immenses plateaux vibrants permettant de tester la stabilité statique de hauts bâtiments. Et de grandes centrifugeuses se trouvent ailleurs. Toutefois, les deux sont rarement combinés comme à Zurich. C’est justement ce qui crée toute la magie au Hönggerberg. «Grâce à la centrifugeuse, nous pouvons simuler des épaisseurs de sol de 40 mètres, ce qui est impossible ou coûte trop cher avec les plateaux vibrants normaux», dit Ioannis Anastasopoulos. 

Moins de ciment et plus de sécurité 

Par la recherche sur les centrifugeuses, le professeur Anastasopoulos veut aussi contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, bien qu’il tende à éviter d’utiliser ce genre d’appellation à la mode en politique scientifique. «Nos recherches nous permettent d’optimiser la résistance des bâtiments aux tremblements de terre, dit-il. Il en découle une réduction de la consommation de ciment et d’acier, nocifs pour le climat, lors de la restauration de ponts ou de la construction de digues.» Les coûts mais aussi l’empreinte écologique sont ainsi moindres. 

«Les fondations de ponts ou de digues sont exposées à des processus d’érosion bien plus puissantsIoannis Anastasopoulos

En parallèle, le réchauffement climatique rend les événements extrêmes tels que les inondations toujours plus fréquents. «Les fondations de ponts ou de digues sont exposées à des processus d’érosion bien plus puissants. Nous pouvons les simuler dans notre centrifugeuse et optimiser ainsi les mesures d’adaptation», note le professeur. Et l’installation permet d’imiter des charges cycliques de longue durée, tel le va-et-vient des vagues qui sollicite une éolienne offshore. «Nos recherches nous permettent d’agir concrètement contre le réchauffement climatique.» 

Ce sont ces aspects pratiques qui ont éveillé la fascination de Ioannis Anastasopoulos pour la géotechnique il y a près de trente ans. La ville de Kobe, au Japon, venait d’être secouée par un séisme de magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter. De nombreux ponts s’étaient effondrés, plus de 60 000 bâtiments avaient été détruits et 6500 personnes avaient perdu la vie. «J’étais alors étudiant en Grèce et captivé par les effets et les dommages résultant de l’interaction entre le sol et les bâtiments.» Aujourd’hui encore, il va presque chaque année au Japon avec ses étudiantes pour échanger avec les scientifiques sur place. «En Suisse, la sécurité sismique est une question d’optimisation. Pour des pays tels le Japon et la Turquie, c’est une question de survie», conclut-il.