Suzann-Viola Renninger est professeure de philosophie scientifique et d’éthique à l’Université de Zurich | Photo: Vera Hartmann

Suzann-Viola Renninger, vous avez soigné deux moineaux. Comme membre de la commission cantonale pour les expériences sur les animaux, vous autorisez l’expérimentation de tumeurs sur des souris. N’est-ce pas contradictoire?

Je me soucie du bien-être de l’animal dans les deux cas. Mais quand il s’agit de soigner ou de guérir des maladies graves, le bien-être humain m’importe plus. C’est pourquoi j’approuve – à certaines conditions – l’expérimentation animale pour la médecine et la recherche fondamentale et donc aussi la transplantation de tumeurs sur des souris.

Comment travaille la commission?

Nous mettons en oeuvre le mandat de la Constitution, qui garantit la liberté de recherche tout en exigeant le respect de la dignité de l’animal. Ces principes sont en tension dans le cadre de l’expérimentation animale. Lorsque nous recevons une demande, nous clarifions d’abord toutes les questions techniques. La recherche est-elle à la pointe du progrès? Les animaux sont-ils bien traités et détenus? Le traitement de la douleur est-il suffisant? Souvent, nous renvoyons une ou deux fois les demandes à leurs auteurs avec nos questions. C’est seulement quand nous sommes satisfaits du point de vue technique que nous procédons à la pesée d’intérêts.

Comment se déroule la pesée d’intérêts? Est-ce une décision morale instinctive?

Si vous entendez par cela que toute l’expérience de la vie est prise en compte, alors oui. Mais c’est une décision instinctive éclairée. Nous avons étudié la demande en détail et discuté le pour et le contre. Si tous les paramètres sont en ordre et qu’il s’agit de contribuer à la compréhension de la démence ou du cancer, cela plaide pour l’expérimentation. Pour d’autres, dont l’application concrète – le traitement de ces maladies – est trop lointaine, c’est un argument contre. Lors de la pesée d’intérêts, chacun est livré à lui-même. La décision finale se prend à la majorité.

Vous comparez des poires et des pommes, le stress d’animaux de laboratoire réels au gain de savoirs pour les êtres humains.

Pas seulement. La médecine vétérinaire et la protection de l’environnement y gagnent aussi. Mais oui, le problème de base persiste. Nous ne pouvons pas mesurer la souffrance animale et le gain en connaissances et les comparer numériquement. C’est aussi pourquoi nous pesons des intérêts et non des marchandises. C’est une décision morale et non mécanique.

Les défenseurs des animaux déplorent que les taux de refus soient très bas.

La qualité de la pesée d’intérêts ne se mesure pas au taux de refus. La plupart des demandes sont bien formulée. Il y a donc aussi de bonnes raisons pour que la majorité les approuve.

A l’Université de Linz et en Suède, des profanes participent à l’évaluation. Un bon modèle pour la Suisse aussi?

La tâche exige des connaissances spécifiques, et serait difficile pour les profanes. Il faut par exemple savoir apprécier s’il y a une alternative non animale, si on peut en réduire le nombre ou améliorer leurs conditions de vie. Bien sûr, des profanes peuvent compléter la commission. Si on pense qu’une commission ainsi élargie se prononcerait plutôt contre les demandes, il ne faut pas oublier que parmi ces non-spécialistes, il y aussi des proches de personnes souffrant de maladies graves.

Trois représentants de la protection des animaux siègent au sein de la commission. Est-ce toujours trois contre tous?

Selon la loi, les organisations de défense des animaux doivent être représentées de manière adéquate. La particularité de Zurich est que trois membres de la commission peuvent faire appel contre une décision qu’elle a prise. Cette mesure de correction peut lancer des discussions approfondies et importantes.

Les scientifiques se plaignent souvent du travail administratif qu’impliquent ces demandes.

Oui, pour les scientifiques, la charge administrative est toujours plus lourde. Ils doivent planifier les expérimentations dans le moindre détail et en expliquer chaque aspect. Ils doivent, eux aussi, se livrer à la pesée d’intérêts. Cela prend beaucoup de temps et je comprends que cela puisse être pénible. Mais c’est un processus pour le bien-être des animaux dont ils doivent s’accommoder. Mieux ils formulent leurs demandes, moins nous avons de questions et plus vite nous traitons le dossier.

Outre la douleur, le stress, la peur et les dommages, la commission doit aussi se prononcer sur la contrainte non pathocentrique. De quoi s’agit-il?

Question difficile. La notion de dignité des organismes vivants est inscrite depuis 1992 dans la Constitution. On en a tiré le concept de valeur propre de l’animal, puis le principe selon lequel la contrainte non pathocentrique devait être prise en compte. Selon la loi fédérale sur la protection des animaux, il y a contrainte pathocentrique lorsque l’animal est instrumentalisé de façon excessive. L’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires cite l’exemple de la parabiose, qui consiste à coudre ensemble deux souris.

Un exemple extrême. Un animal de laboratoire n’est-il pas, par définition, instrumentalisé?

Vous interprétez le terme de façon très large. Dans cette optique, je suis aussi instrumentalisée pour vous répondre. C’est aussi le cas d’un animal qui est mangé, d’un animal de zoo ou domestique. Quant à savoir ce qui est excessif, c’est une autre question. Pour certains, l’élevage d’animaux de laboratoire l’est déjà. La notion d’instrumentalisation excessive provoque facilement des malentendus. Car le législateur n’entend pas par là que la demande doit être refusée d’office. L’application de ce concept a soulevé d’intenses discussions au sein de la commission. Nous avons développé des critères sur lesquels toutes les parties, dont le public, peuvent se baser pour évaluer s’il y a instrumentalisation excessive ou non. Je dis bien «peuvent» et non «doivent»! C’est une décision morale et ses motivations ne peuvent pas être imposées.

La dignité animale n’est-elle pas un concept anthropocentrique qui détourne l’attention de leur souffrance réelle?

Bien sûr que c’est anthropocentrique. Au sein de la commission, nous discutons bel et bien sans que les animaux aient leur mot à dire. Un animal souffre probablement plus de la douleur que d’une atteinte à sa dignité. C’est nous, humains, qui souffrons par procuration de l’atteinte à leur dignité. En outre, le concept de dignité de l’organisme vivant ne facilite pas l’évaluation et peut effectivement détourner l’attention de la souffrance réelle.

Les décisions de la commission ne pourraient- elles pas être plus transparentes?

Le déroulement de tout le processus, les informations dont nous avons besoin de la part des scientifiques et la façon dont s’effectue la pesée d’intérêts sont accessibles à tous sur internet – y compris le catalogue des critères d’instrumentalisation excessive. Nos séances sont confidentielles pour permettre de discuter librement et objectivement. Toutefois, elles sont consignées dans un procès-verbal, afin que nos décisions soient compréhensibles, par exemple en cas de recours.

Philosophe au sens pratique
Après des études de biologie et un doctorat en philosophie, Suzann-Viola Renninger (61 ans) a travaillé dans l’économie privée. Elle a créé une société de logiciels, travaillé à la rédaction de la NZZ et a coédité la revue Schweizer Monat. Depuis treize ans, elle est professeure de philosophie scientifique et d’éthique à l’Université de Zurich. A côté de cela, elle donne des conférences de philosophie tout public, a publié un livre sur l’assistance au suicide et est membre de la commission pour l’expérimentation animale du canton de Zurich depuis 2018.
Une commission pour les décisions de conscience
Dans le canton de Zurich, toute expérience animale doit avoir l’aval de l’Office vétérinaire, qui s’appuie sur la recommandation de la Commission cantonale pour les expériences sur les animaux. Composée de 11 membres – dont trois représentantes des organisations de protection des animaux – elle est nommée par le Conseil d’Etat. Actuellement, six vétérinaires, deux microbiologistes, une juriste, un biostatisticien et une philosophe examinent les demandes pour évaluer s’il n’existe pas d’autre moyen d’obtenir les mêmes résultats et si la souffrance des animaux peut être justifiée. Les décisions de cette commission, la plus grande du pays, ont un effet de signal national.