Où anticiper vaut la peine
Plus d’un millier de scientifiques du monde entier ont évalué, par le biais d’un questionnaire, le temps nécessaire à la maturation de différents thèmes de recherche, l’importance de leur impact sur l’économie et la société, leur impact sur la science et l’économie, la sensibilisation des groupes d’intérêt, etc. et quelle influence cela a sur l’être humain, la société et la planète. En additionnant et en normalisant, on obtient un potentiel d’anticipation – représenté sur une échelle de 0 à 27.
Graphique: adapté de Gesda Science Breakthrough Radar/Martin Müller

Dans cinq ans, la mémoire humaine sera mieux comprise. Dans dix ans, des médicaments permettront d’améliorer les capacités d’apprentissage. Dans vingt-cinq ans, les mémoires pourront être augmentées grâce à des implants et des interfaces cerveau-machine. Cela pourrait transformer la liberté cognitive et l’identité humaine.

Ces anticipations ont été coordonnées par Olaf Blanke, directeur du laboratoire de neurosciences cognitives de l’EPFL, pour le radar des percées scientifiques du Geneva Science and Diplomacy Anticipator (Gesda). L’objectif de cette fondation, créée en 2019 par la Confédération et le Canton de Genève avec le soutien de la Ville de Genève, est d’octroyer une place à l’anticipation scientifique dans le système multilatéral. «Les innovations s’accélèrent, tout comme les crises, explique Stéphane Decoutère, secrétaire général du Gesda. Si nous voulons faire bénéficier tout le monde des avancées de la science, il est indispensable d’anticiper. Car la politique est lente. Si on attend les découvertes, on risque d’être pris au dépourvu.» Le Gesda souhaite éviter certaines utilisations néfastes des technologies ou les situations de monopole comme dans le cas d’internet. «Nous offrons une plateforme où scientifiques et diplomates peuvent échanger, poursuit Stéphane Decoutère. Il s’agissait d’institutionnaliser des rencontres entre ces deux mondes très différents.»

Ce qui se mijote dans les labos du monde

Afin de suivre les avancées de la science et «ce qui se cuisine dans les laboratoires du monde entier» pour reprendre sa terminologie officielle, le Gesda présente avec son radar plus de 200 tendances à des perspectives de cinq, dix ou vingt-cinq ans. Pour ce faire, la fondation réunit un panel d’expertes et d’experts internationaux qui identifient les domaines clés et définissent des prédictions. Parmi ces modérateurs scientifiques, on trouve notamment l’informaticien Steve Furber de l’Université de Manchester, le biochimiste Brian Kennedy de l’Université nationale de Singapour ou encore Giulio Tononi de l’Institut du sommeil et de la conscience du Wisconsin. Lors de sa première édition en 2021, le radar s’est notamment focalisé sur la révolution quantique, l’humain augmenté ou l’éco-régénération.

«Si nous voulons faire bénéficier tout le monde des avancées de la science, il est indispensable d’anticiper.»Stéphane Decoutère

Alexandre Fasel, représentant spécial de la Confédération pour la diplomatie scientifique et très impliqué dans le Gesda, précise que l’idée consiste à viser large: «A terme, nous voulons introduire davantage de disciplines. Il s’agit de développer une vision générale des sciences. Cela n’existait pas à ce jour.» Avec son Wikipédia de l’anticipation scientifique, le Gesda se différencie des autres think tanks. Ces derniers se spécialisent souvent dans un domaine d’anticipation, élaborent des prédictions sur la base d’études scientifiques, ou alors prédisent l’impact sociétal des nouvelles technologies. Alexandre Fasel ajoute que la diplomatie scientifique représente une tendance lourde dans l’arène multilatérale: «Il existe désormais une forte volonté de donner une voix aux chercheurs et chercheuses. Dans ce contexte, la Confédération a décidé de miser sur l’anticipation scientifique.»

Les diplomates semblent ravis d’écouter ce que les scientifiques ont à dire sur l’avenir. Est-ce réciproque? Olaf Blanke n’a pas hésité lorsqu’on lui a proposé de participer aux prédictions du Gesda: «C’est nécessaire pour nous d’anticiper.» Il évoque l’évolution fulgurante des neuro-technologies. Les prochaines interfaces entre cerveau et ordinateur poseront des questions éthiques. Quelles seront leurs conséquences sur la personnalité, qui pourra en bénéficier, que se passera-t-il si elles tombent entre les mains d’une dictature? «Il faut débattre de ces enjeux maintenant et pas dans dix ans. Nous ne pouvons pas porter ces responsabilités seuls dans nos laboratoires.»

«Il faut débattre de ces enjeux maintenant et pas dans dix ans. Nous ne pouvons pas porter ces responsabilités seuls dans nos laboratoires.»Olaf Blanke

Le neuroscientifique admet que l’anticipation représente un défi: «Prenez trois scientifiques et vous aurez quatre opinions… Prévoir nos résultats à cinq ans représente un exercice nettement plus facile qu’à vingt-cinq ans, bien que la plupart des chercheurs et chercheuses aient une vision à long terme. Ce n’est pas pour autant que cela va se réaliser. Les anticipations seront d’ailleurs adaptées chaque année.» Plus de 1000 scientifiques se sont mobilisés pour produire l’édition 2022 du radar des percées scientifiques. C’est deux fois plus qu’en 2021. Est-ce une preuve du succès de l’outil? «Idéalement, on devrait avoir 100 000 participants, sourit Olaf Blanke. Les scientifiques qui préfèrent fermer la porte de leur labo pour se consacrer entièrement à leurs recherches restent nombreux. C’est souvent nécessaire pour faire avancer la science. Toutes les démarches visant à discuter publiquement de ses découvertes sont chronophages. Mais elles restent indispensables.»

Aucune anticipation n’est neutre

L’anticipation constitue de plus un exercice risqué. «La plupart des prédictions scientifiques ne vont pas se réaliser comme prévu, rappelle Johan Rochel, cofondateur du laboratoire d’innovation éthique Ethix à Zurich. Cela ne signifie pas qu’il faudrait renoncer à anticiper: dans ce domaine, la démarche compte plus que le résultat. Il s’agit toutefois d’être conscient qu’une anticipation n’est jamais neutre et qu’elle comporte des biais.» Il existe plusieurs méthodes d’anticipation qui ont toutes leurs forces et leurs faiblesses. Le Gesda utilise celle du recoupement: il demande leur avis à beaucoup de personnes, puis trouve un dénominateur commun. Les prédictions sont ensuite revues par des modérateurs scientifiques. «Cette méthode risque de passer sous silence les avis divergents et minoritaires, souligne l’éthicien. Lorsqu’on souhaite savoir ce qui se cuisine dans les meilleurs laboratoires, on risque aussi de ne tomber que sur des académiciens blancs, masculins, cinquantenaires et occidentaux. Leur vision de l’avenir sera différente de celle d’une jeune scientifique chinoise.»

Pour «bien» anticiper, il faudrait donc inclure des individus aussi différents que possible en termes de courant de pensée, de nationalité, d’âge, de genre, de système politique, de religion ou encore de niveau hiérarchique. «Cette diversité est sans doute encore un point faible du Gesda, relève Johan Rochel qui a coécrit pour Gesda un papier sur les défis d’une anticipation éthique. Ses dirigeants en sont conscients. Il ne faut pas oublier que la fondation a été créée il y a trois ans. Un autre point réside dans des contributions qui sont non rémunérées pour la plupart des scientifiques: cela exclut de facto ceux qui ne peuvent pas se le permettre.»

«Il serait faux d’affirmer ‘ce sera ainsi dans vingt-cinq ans’. Ce serait même dangereux car tout scénario possède un pouvoir sur le présent.»Johan Rochel

Un élément crucial dans toute anticipation scientifique consiste aussi à évacuer l’idée d’inévitabilité. «Il serait faux d’affirmer ‘ce sera ainsi dans vingt-cinq ans’, souligne Johan Rochel. Ce serait même dangereux car tout scénario possède un pouvoir sur le présent. Il faut rester modeste et c’est le cas du Gesda. Son but est d’identifier des univers de possibles et autant de points potentiels de développement.» La posture de la fondation consiste en effet à décrire ce qui se fait dans les laboratoires et les percées qui pourraient en émerger. Il n’en reste pas moins qu’une anticipation scientifique représente une mise en récit puissante qui peut dicter un agenda politique.

Convaincre les acteurs du système multilatéral

Anticiper dans le domaine scientifique peut comporter des écueils. En s’associant dès le départ à des éthiciens et à des philosophes, le Gesda est parvenu à se tenir éloigné d’une vision d’avenir trop rigide. Cette jeune fondation se trouve néanmoins face à des défis: ces prochaines années, il s’agira pour elle d’augmenter sa diversité et l’étendue des domaines couverts, en y incluant notamment les sciences humaines. Surtout, elle devra convaincre les acteurs du système multilatéral de l’importance de l’anticipation scientifique.

«Cet aspect est crucial, est convaincu Alexandre Fasel. En effet, la politique internationale se focalise d’habitude sur les crises en cours. Nous voulons orienter son attention vers des perspectives allant jusqu’à vingt-cinq ans. Ce n’est pas dans ses habitudes.» L’ambassadeur croit au potentiel de cette fondation: «Nous n’allons évidemment pas tout prédire, ni tout résoudre avec cet outil. Mais je suis convaincu qu’il s’agit d’une initiative qui aura un retentissement durable.» Et si, dans vingtcinq ans, une partie d’entre nous devait s’installer sur Mars, il faudrait peut-être commencer à y réfléchir dès maintenant.