L'oxyde d'erbium-manganèse est un matériau multiferroïque caractérisé par des champs magnétiques et électriques interdépendants. Avec un champ électrique, on peut non seulement inverser la polarité électrique des multiferroïques, mais aussi la polarité magnétique. Cela nécessite beaucoup moins d'énergie. | Photo: Martin Lilienblum und Manfred Fiebig/ETH Zurich

Au XVIIIe siècle, l’Europe se passionnait pour l’électricité. Dans les salons, des savants-prestidigitateurs médusaient des aristocrates en perruque avec leurs démonstrations dites de physique amusante. Au menu de leurs tours, les merveilles de l’électricité statique: étincelles, halos luminescents et cheveux qui se dressent sur les têtes.

Au même moment, en Angleterre, le teinturier Stephen Gray découvre la conductivité. Le «fluide électrique» n’est pas seulement statique: il «s’écoule» dans les montages de fils métalliques, de bois et de pierre. Mais si le dispositif est en contact avec la terre, l’électricité s’échappe, constate le Britannique. Pour éviter les «fuites», il suspend ses démonstrateurs à des fils de soie.

Sans que l’on en ait toujours conscience, le silicium définit la modernité.

Cette expérience marque un tournant historique. A partir de ce moment, les matériaux sont divisés en deux catégories: les conducteurs et les isolants. Depuis, la différence s’est inscrite dans notre quotidien et notre espace mental. Tout le monde ou presque sait que le métal des prises électriques conduit, tandis que la gaine plastique des câbles isole.

Les semi-conducteurs sont moins bien compris. A la fois isolants et conducteurs, selon les circonstances, ces matériaux font leur entrée dans les foyers dès les années 1950, avec les postes radio à transistor. Aujourd’hui, ils sont partout autour de nous sous la forme de puces de silicium – dans les téléphones portables, les ordinateurs et même les grille-pain. Mais leurs propriétés demeurent abstraites pour le grand public – sans doute parce que le fonctionnement de l’informatique n’est pas très intuitif.

Sans que l’on en ait toujours conscience, le silicium définit la modernité. Sa capacité à isoler ou à conduire l’électricité produit les 0 et les 1 du monde numérique. Mais après des décennies d’optimisation, le matériau atteint ses limites. Il demande trop d’énergie pour passer d’un état à l’autre.

Plusieurs candidats au remplacement se pressent au portillon, dont le graphène ou la molybdénite. Les institutions de recherche et les entreprises investissent massivement dans ce domaine. Le Fonds national suisse (FNS) a lancé la seconde phase d’un pôle de recherche national (PRN) consacré à ce sujet, qui réunit plus de 30 laboratoires. A l’ETH Zurich, Nicola Spaldin développe un potentiel successeur du silicium plus discret que le graphène, mais qui n’en a pas moins de potentiel: les multiferroïques. Ces matériaux sont polarisés à la fois magnétiquement et électriquement.

Inverser aussi la polarité magnétique

Avec un champ électrique, on peut changer la polarité électrique des multiferroïques. Jusque-là, rien d’exceptionnel. Mais ces matériaux présentent aussi une polarité magnétique – exactement comme un aimant. Comme l’a montré Nicola Spaldin, en appliquant un champ électrique, on peut non seulement inverser la polarité électrique du multiferroïque mais aussi sa polarité magnétique.

Cette propriété pourrait tout changer. Normalement, les matériaux magnétiques requièrent un champ magnétique pour changer de polarité, par exemple dans les disques durs. «Cela nécessite une grosse quantité d’énergie. Si nous pouvons changer la polarité magnétique avec un champ électrique, nous ouvrirons la porte à des dispositifs bien moins énergivores», explique Nicola Spaldin.

«Si nous pouvons changer la polarité magnétique avec un champ électrique, nous ouvrirons la porte à des dispositifs bien moins énergivores»Nicola Spaldin

En théorie, les multiferroïques pourraient permettre de développer non seulement des solutions de stockage numérique à très basse consommation, mais également des unités logiques dédiées au traitement de l’information. Le domaine retient l’attention de l’industrie. En 2018, Intel a produit un premier dispositif expérimental basé sur les multiferroïques.

D’autres candidats à la succession du silicium présentent des propriétés encore plus étranges. C’est le cas des isolants topologiques.

Ces matériaux conduisent l’électricité en surface, mais pas en leur coeur. «Pour vous figurer comment cela fonctionne, imaginez un bloc de bois recouvert d’une feuille métallique conductrice, explique Luka Trifunovic, assistant de recherche à l’Université de Zurich. Sauf que si vous coupez un isolant topologique en deux, la surface nouvellement obtenue devient elle aussi conductrice.»

En forme de cube, les arêtes du cristal sont conductrices – dans une seule direction, alternativement!

Certains de ces matériaux n’existent qu’en théorie. Par exemple, les modèles mathématiques de Luka Trifunovic prévoient un certain type de cristal isolant en surface et à l’intérieur. Mais en forme de cube, ses arêtes sont conductrices – dans une seule direction, alternativement! Ces matériaux pourraient notamment servir de base à des mémoires quantiques, explique le chercheur.

Aussi étonnants soient-ils, ces nouveaux matériaux pourraient ne jamais frapper notre imagination autant que le verre, le métal et la porcelaine dans les démonstrations du siècle des Lumières. Discrètes, les puces de silicium et leurs successeurs ne génèrent pas d’étincelles, ne font pas se dresser les cheveux sur la tête. On ne les voit pas fonctionner.

Les propriétés de ces nouveaux matériaux se cachent dans les nouvelles possibilités en matière de technologie informatique. Ce qui les rend, d’une certaine façon, d’autant plus mystérieux.