REPORTAGE
Vies passées reconstituées grâce aux tissus anciens
De vêtements mortuaires décomposés d’une momie de Bâle à des nappes néerlandaises blanches comme neige: l’atelier de conservation et de restauration textiles de la Fondation Abegg étudie des tissus anciens du monde entier. Visite à la croisée d’un travail de détective des plus modernes et de l’artisanat le plus ancien.
Un bruissement de papier de soie. Des têtes sont penchées sur un petit tas de bas tricotés – bruns et éraillés, davantage poussière que tissu. Leur valeur est cependant inestimable. A Riggisberg, dans le canton de Berne, la Fondation Abegg étudie et conserve des tissus historiques venus des quatre coins du monde. Son atelier de conservation textile réunit des restauratrices expérimentées et de jeunes étudiantes et spécialistes venues de partout. L’Italienne Natalia Boncioli a achevé son master à l’été 2020 et se retrouve maintenant ici parmi les fragments sur lesquels portent ses recherches. Les fibres des chaussettes ne sont qu’un élément de l’énigme qu’elle cherche à résoudre depuis des mois. Elle évolue avec précaution entre les tables recouvertes de papier quadrillé et de film polyester où sont disposés des pincettes, de larges agrandissements de photos prises au microscope, de petites boîtes de verre contenant des éléments très fins et des cartes qui ressemblent à celles de continents d’un monde inconnu. Sans compter des fragments textiles, brun chocolat et amalgamés, certains fortement dégradés.
La momie de Bâle
Ces fibres et ces fragments habillaient autrefois le corps d’Anna Catharina Bischoff, décédée en août 1787 à 67 ans. Elle est connue depuis la découverte sensationnelle, en 1975, de son cadavre momifié dans l’église des Cordeliers de Bâle. Elle avait probablement souffert de la syphilis et été traitée avec des vapeurs de mercure, ce qui pourrait expliquer sa momification. «Et c’est là le coeur de notre travail.» Regula Schorta, directrice de la Fondation Abegg, nous a rejoints. «Ce qui est passionnant, ce n’est pas le fait que les Bâloises portaient des bas à cette époque. Nous le savions déjà. Mais cela nous donne un aperçu direct d’une vie très spécifique: on avait mis des bas à la fille du pasteur qui était décédée dans des conditions modestes et comme veuve de pasteur également, au lieu de l’envelopper simplement dans un linceul.» Dans ce pays, une attribution aussi précise à cette période ne peut être faite que rarement, car souvent vêtements et corps ne subsistent pas.
Regula Schorta accompagne chaque projet de l’atelier, un peu comme un «parachute», dit-elle, une interlocutrice dans la recherche de solutions adéquates aux problèmes de conservation. «Les textiles font partie de notre culture et nous souhaitons les montrer aux générations à venir. Et c’est encore mieux lorsqu’on a affaire à des originaux.» Ces dernières années, une quarantaine de scientifiques d’Europe ont déjà mené des recherches sur la momie de Bâle. C’est ce qui a finalement permis de l’identifier. L’examen de ses vêtements funéraires enrichit les connaissances en affinant encore l’image de l’ époque.
Reconstitution pièce par pièce
Natalia Boncioli montre une boîte en carton avec une photo: «Regardez ce qu’elle contient.» De la poussière, du gravier et de l’étoffe collée, le tout posé sur du papier journal jauni. «J’avais trois boîtes de ce type, qui appartiennent au Musée d’histoire naturelle de Bâle. Elles contenaient les textiles découverts en 1975. Ah oui, et des notes y étaient jointes, dit-elle. Elles indiquaient ‘gauche’, ‘droite’ et ‘trouvé sous la région des fesses’.» Ses analyses lui ont toutefois permis d’établir que certains éléments de la troisième boîte ne pouvaient pas s’être trouvés sous le postérieur de la momie. Elle explique que, dans la fièvre de la découverte, les vêtements de cette dernière lui avaient pour ainsi dire été arrachés pour dévoiler le corps le plus rapidement possible. Une documentation professionnelle de la découverte fait défaut.
«Quels lambeaux proviennent de la jupe? Du corsage? Je n’ai pu le comprendre que grâce à un film tourné par un privé et à mes visites à la momie.» Ses recherches ont pour objectif de définir exactement ce que portait Anna Catharina Bischoff lors de son enterrement: certainement une jupe longue et une veste courte sur une blouse. En outre, la paire de bas tricotés. Probablement aussi un bonnet et un fichu, donc une pièce d’étoffe qui couvrait le décolleté et le cou. On a aussi retrouvé les restes d’un linceul. Natalia Boncioli est parvenue à repérer de nombreux détails, par exemple que la jupe avait une doublure et qu’elle avait déjà été portée – elle a été raccommodée à un endroit au moins. La jeune femme tire prudemment sur la taille d’une robe. Et ce n’est qu’à ce moment que l’on remarque le porte-vêtement avec une longue tenue qui semble plutôt terne à côté des fragments originaux. «Le tissu extérieur a une couture horizontale juste en dessous de la taille. Ce n’est qu’en réalisant cette copie que j’ai compris pourquoi: cela lui donne du volume.» Cette reconstitution représente l’apogée du travail scientifique de Natalia Boncioli. Le puzzle est terminé.
La combinaison des différentes trouvailles pour déboucher sur des connaissances précises représente un processus complexe: les matériaux archéologiques contenant une grande quantité de microbes, il faut d’abord réaliser des analyses microbiologiques et toxicologiques pour déterminer d’éventuels risques pour la santé. Les conservatrices portent donc souvent des masques. Afin de déterminer quels lambeaux des vêtements de la momie vont ensemble, il a fallu les nettoyer prudemment par aspiration. Parallèlement, les conservatrices ont procédé à des analyses du tissage, des colorants et des fibres. Et pour identifier les matériaux, Natalia Boncioli a exposé ces fibres à diverses solutions et observé leurs réactions au microscope optique. Quant aux restes collés et fragiles des bas, elle les a apportés au laboratoire de la Haute école des arts de Berne, car on peut y réaliser des images plus détaillées et d’une grande profondeur de champ avec un microscope électronique à balayage. De plus, la chercheuse a tout catalogué. Les cartes étalées sur la table ne montrent évidemment pas des continents, mais reproduisent les contours exacts des fragments.
Le corps de la momie a également livré des données importantes pour la compréhension des vêtements: une scanographie a ainsi permis de déterminer précisément les mensurations de la femme. Natalia Boncioli a en outre découvert l’empreinte des bas sous le creux du genou. C’est grâce à ce détail qu’elle a pu déduire qu’elle en portait.
Aspirer pendant un mois
Lisse comme un miroir et blanc comme la neige: étalé à quelques tables de là, un damas de lin des plus fins datant du XVIIe siècle présente un fort contraste avec les habits bruns de la momie. Traditionnellement, on trouvait surtout ce linge de table aux Pays-Bas. Il était très prisé à cette époque et on pouvait en hériter, le partager en morceaux ou encore le donner. «Les textiles figuraient parmi les matériaux les plus précieux que l’on puisse posséder. Ils étaient plus chers que les peintures », note la directrice Regula Schorta.
Devant l’armoire à matériaux en bois qui se dresse jusqu’au plafond, de la vapeur émerge à un rythme régulier du poste de travail où est assise Noa Quinteiro Carrera. Très concentrée, la spécialiste espagnole est penchée sur une petite boîte trouvée dans un grenier du diocèse de Limbourg, en Allemagne. Au XVe siècle, ce type de boîtes servait à conserver le corporal, un petit linge de lin utilisé dans la célébration de la messe. Noa Quinteiro Carrera a déjà passé à l’aspirateur et contrôlé au microscope chaque fibre de la Mère de Dieu brodée sur la caissette. «Elle était terriblement sale, dit l’étudiante en riant. Mais on ne peut pas simplement laver une petite boîte en bois brodée de fils de soie et de métal.» Elle a ainsi déjà passé un mois entier uniquement sur le couvercle, à aspirer, jour après jour. «C’est une forme de méditation, mais toujours en rapport avec l’objet et mon travail sur lui. J’apprends à connaître la broderie et son état de conservation, je découvre des détails et je les interprète.»
Tout cela représente un travail de longue haleine. «C’est un luxe que nous avons ici. Nous voulons transmettre aux étudiants que prendre son temps peut mener très loin. Il faut de la persévérance et de la ténacité, du flair pour le tissu, des connaissances en sciences naturelles sur les processus de dégradation et des connaissances en histoire de l’art pour catégoriser et établir ce qu’on appelle la biographie des objets», explique Regula Schorta. Et pour terminer la visite, elle nous accorde encore un aperçu du stockage de textiles historiques exposés ni au Musée des textiles et des arts appliqués dans le même bâtiment, ni dans la «Villa Abegg», le musée de l’habitat. Dans la pièce voisine de l’atelier, Regula Schorta ouvre compartiments et tiroirs géants, montre des vêtements majestueux, sans plis et protégés de la poussière, présente des fragments de broderies conservés dans de minuscules tiroirs aux fonds amovibles de manière à ce qu’il ne soit plus jamais nécessaire de toucher ces objets. Car les tissus se flétrissent et tombent en poussière. Seul un travail de détective minutieux permet de lutter contre le temps et de transformer l’ombre d’un bas en de précieuses connaissances.
Photos: Raffael Waldner