Les universités doivent devenir plus inclusives et intégrer davantage les personnes défavorisées. L’objectif s’est imposé autant sur le plan éthique que légal et stratégique. Les actions possibles sont nombreuses, des programmes d’intégration aux modifications des règlements, en passant par les campagnes visant à faire évoluer les mentalités.

Mais générer davantage d’inclusion représente encore un défi de taille. Tout système crée des structures de pouvoir solides et homogènes qui résistent naturellement à tout changement et les mesures prises soulèvent des questions délicates de discrimination inversée, de proportionnalité, de bureaucratie et, surtout, d’efficacité. La très grande diversité des parties prenantes, de leurs besoins et de leurs objectifs, des cultures et des cadres légaux, explique la variété des mesures mises en oeuvre pour favoriser la diversité. Voici huit exemples de mesures pour davantage d’inclusion dans le monde académique.

Les quotas 100%

Lieu: Université de technologie d’Eindhoven (NL)
Mesure: dès juin 2019 et pour cinq ans, ne recruter que des femmes
Objectif: augmenter la proportion de femmes professeures

Le projet était unique et radical: le 17 juin 2019, l’Université de technologie d’Eindhoven (TUE) aux Pays-Bas annonçait que les nouveaux postes de professeur seraient ouverts uniquement aux femmes pendant les cinq prochaines années, à moins qu’aucune chercheuse appropriée au poste ne soit trouvée après six mois. Trente-cinq scientifiques ont ainsi rejoint l’institution en moins d’un an. Un changement apprécié dans cette institution qui a l’une des proportions de femmes professeures les plus basses d’Europe.

Comme avec tout quota, il existe un risque que les femmes qui profitent du programme se voient accusées d’avoir été nommées en raison de leur sexe et non de leur qualification. «Ce n’est pas quelque chose que j’ai entendu sur ma nomination, témoigne Deniz Ikiz Kaya, qui a rejoint TUE en 2020 en tant que professeure d’architecture. Il n’y a aucun doute que mes qualifications correspondaient très bien au profil recherché. Mais une nouvelle professeure a fait une telle expérience dans un autre département: un de ses collègues lui a dit ‘en rigolant’ qu’elle n’était là que parce qu’elle était une femme. Je ne pense pas que ce soit drôle.»

«Un de ses collègues lui a dit ‘en rigolant’ qu’elle n’était là que parce qu’elle était une femme. Je ne pense pas que ce soit drôle.»Deniz Ikiz

Des hommes se sont toutefois plaints de discrimination. Et ils ont été entendus: le 3 juin 2020, le Collège néerlandais des droits humains déclarait dans son avis que TUE «est allée trop loin» et qu’elle aurait dû distinguer les différentes situations existant dans les facultés, qui ont des proportions variables de professeures femmes. Le Collège recommande de renforcer d’abord les mesures usuelles en faveur de l’égalité. Mais il ignore là que c’est justement leur effet trop modeste qui a poussé l’Université de technologie d’Eindhoven à tenter une expérience certes radicale, mais qui a le mérite de la clarté. TUE a depuis interrompu temporairement cette initiative et dit vouloir l’adapter à l’avis du Collège des droits humains.

Découvrir ses biais inconscients

Lieu: Université de Zurich (CH)
Mesure: ateliers
Objectif: faire prendre conscience de ses biais implicites

Un test en ligne de 15 minutes qui dévoile nos biais inconscients? C’est en tout cas la promesse du Project Implicit proposé par une équipe de l’Université Harvard depuis une vingtaine d’années. Il est à parier que le résultat du test secouera l’image que chacun se fait de lui-même. Le principe est simple: en mesurant le temps pris pour classer des mots en certaines catégories, le test révèle en général des différences significatives. De nombreuses personnes ont par exemple besoin de plus de temps pour correctement classer le mot «biologie» dans la catégorie «femme ou science» que dans la catégorie «homme ou science». Cette différence révèle un biais inconscient qui associe davantage les sciences naturelles au genre masculin que féminin.

«Prendre conscience des biais potentiels constitue la première étape pour les réduire»La ligue européenne des universités de recherche

L’expérience peut servir d’électrochoc. Elle montre de manière frappante que ce ne sont pas seulement nos convictions qui comptent, mais également les associations implicites qui catégorisent les gens et leurs multiples identités de manière évidemment discutable.

Le secteur privé organise des ateliers sur les biais implicites dans le cadre des mesures en faveur de l’égalité. Le milieu académique s’y met également: l’EPFL recommande de tels ateliers, et l’Université de Zurich en offre depuis septembre 2019. «Prendre conscience des biais potentiels constitue la première étape pour les réduire», écrit la Ligue européenne des universités de recherche (LEUR). Pour l’heure, l’effet concret de ces mesures n’a pas encore été évalué.

Toilettes pour tout le monde

Lieu: Université de Cologne (D)
Mesure: installation de toilettes unisexes en 2018
Objectif: préserver les droits des personnes trans- et intersexuelles

Toilettes pour hommes, toilettes pour femmes. Cette distinction qui paraît évidente peut poser problème aux personnes trans- ou intersexuelles. Elles doivent opérer un choix qui ne leur correspond pas, se font insulter ou se voient refuser l’accès aux toilettes du genre qui correspond à leur vécu. D’où une solution relativement simple: les toilettes non genrées ouvertes à tout le monde. En 2018, l’annonce des premiers WC officiellement unisexes à l’Université de Cologne généra de nombreuses critiques, notamment sur les coûts présumés de l’initiative, selon la Frankfurter Allgemeine Zeitung.

L’idée a fait son chemin en Suisse. Les premiers restaurants, retardés par des réglementations contraignantes, offrent enfin des toilettes non genrées. Et il existe d’autres initiatives dans ce domaine: à l’ETH Zurich, il est possible de changer de prénom et de formule de salutation sans devoir présenter une décision formelle des autorités cantonales. L’abandon de toute salutation ou l’utilisation d’une forme non binaire n’est cependant pas possible.

Certificat de bonne inclusion

Lieu: universités (GB)
Mesure: le label britannique Athena Swan certifie depuis 2005 les bonnes pratiques en matière d’égalité
Objectif: vérifier que les universités prennent des mesures concrètes

Universités et acteurs de la politique scientifique incluent désormais l’égalité des chances dans leurs axes stratégiques. Mais comment s’assurer qu’ils n’en restent pas à de simples déclarations d’intention et qu’ils prennent des mesures qui ont un réel impact?

Une possibilité est de mesurer, contrôler et certifier. L’association britannique Advance HE certifie depuis 2005 les bonnes pratiques des départements universitaires en matière d’égalité et d’inclusion. Ce label appelé Athena Swan permet de souligner l’importance accordée à l’égalité et de profiler l’institution dans la compétition internationale pour les talents académiques. Mais pas seulement: le National Institute for Health Research britannique (NIHR), par exemple, exige qu’une institution ait un label Swan «argent» lorsqu’elle postule pour certains fonds de recherche.

«De considérer à quel point le recours à des labels volontaires crée une bureaucratie inutile et empêche le personnel académique de se focaliser sur les activités au coeur de l’enseignement.»Le gouvernement britannique

Le gouvernement britannique a toutefois déclaré le 10 septembre 2020 vouloir abroger l’exigence du label Swan pour ces financements. Il recommande aux universités «de considérer à quel point le recours à des labels volontaires crée une bureaucratie inutile et empêche le personnel académique de se focaliser sur les activités au coeur de l’enseignement». Le label, qui vit des frais payés par les universités, risquerait ainsi de disparaître.

«Il est vrai qu’Athena Swan est devenue une bête pesante ces dernières années», déclarent dans une prise de position officielle les membres du groupe de pilotage de la réforme du programme. «Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.» Le groupe avait proposé 41 recommandations en mars 2020 pour rendre Athena Swan plus efficace et transparent.

La Suisse ne dispose pas d’un tel label. Les hautes écoles universitaires ont établi des plans d’action sur l’égalité qui sont évalués par l’association faîtière, swissuniversities, pour obtenir des financements soutenant leur mise en oeuvre. L’accréditation des hautes écoles, menée par l’Agence suisse d’accréditation et d’assurance qualité, inclut des indicateurs liés à l’égalité, mais sans analyse approfondie des mesures et de leur efficacité. Rien de comparable donc à la situation britannique.

La justicière de Wikipédia

Lieu: Internet
Mesure: la physicienne Jess Wade a rédigé 1000 articles sur des scientifiques
Objectif: rendre les gens défavorisés plus visibles

Le nom d’Oladele Ogunseitan est probablement inconnu de la plupart. Cet expert en santé publique et environnementale d’origine nigériane est très connu dans son domaine et a été récemment nommé à la Presidential Chair de l’Université de Californie à Irvine ainsi qu’à l’American Association for the Advancement of Science. Et pourtant, il n’avait pas de biographie sur Wikipédia avant que Jess Wade en publie une le 28 novembre 2020.

Cette physicienne britannique de 32 ans s’est en effet donné pour mission de créer chaque semaine plusieurs pages sur des scientifiques notables issus de minorités: femmes, personnes non caucasiennes, scientifiques actifs dans les pays en développement ou encore appartenant à la communauté LGBTQIA+. Son objectif est de leur redonner la visibilité qu’elles ou ils méritent. En trois ans, elle a ainsi créé près de 1000 nouvelles pages sur Wikipédia qui vont de la physicienne Heather Williams à la spécialiste en santé publique Nisreen Alwan.

Sans surprise, des débats plus ou moins civils accompagnent cette initiative, par exemple au sujet de la page de Clarice Phelps. Cette chimiste afro-américaine a participé à la purification du berkélium ayant permis en 2010 la synthèse d’un nouvel élément du tableau périodique, le tennessine. Par deux fois, la page a été supprimée par des éditeurs de Wikipédia, en raison d’un manque d’informations indépendantes attestant de la notoriété de Clarice Phelps. Après un débat médiatique, la page a finalement été restaurée. Les très longues discussions menées entre les divers éditeurs de Wikipédia opposent deux visions. D’un côté, l’application stricte des règles de l’encyclopédie définissant quel type d’article doit apparaître ou pas. De l’autre, une vision plus souple des règles, justifiée par le fait que les sources indépendantes attestant de la notoriété d’une personne sont justement plus rares pour les gens issus de minorités.

La croisade de Jess Wade semble fonctionner: moins de 1% de ses pages ont été supprimées. Cet effort se voit d’ailleurs repris de manière très officielle lors d’éditathons. Ces événements mobilisent les internautes pour créer des pages Wikipédia sur diverses personnalités. Celui organisé par la SRF et Ringier le 26 novembre 2020 devrait déboucher sur une cinquantaine de nouvelles entrées. On y trouve par exemple Anne Lévy, directrice de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), ou encore l’architecte Annette Gigon. Mais malgré cette initiative, on cherche en vain celles de scientifiques réputées de Suisse, comme Vanessa Wood,
vice-présidente de l’ETH Zurich, ou Brigitte Galliot, vice-rectrice de l’Université de Genève.

Tenir compte des handicaps

Lieu: hautes écoles (CH)
Mesures: des conditions plus flexibles
Objectif: rendre équitable l’accès aux études pour les personnes en situation de handicap

La Constitution fédérale et les conventions internationales ratifiées par la Suisse proscrivent les discriminations manifestes. Mais elles exigent également de prendre les mesures positives nécessaires afin de compenser les inégalités: il faut veiller «à ce que les personnes en situation de handicap puissent avoir accès, sans discrimination et sur la base de l’égalité avec les autres, à l’enseignement supérieur général», rappelle le site internet Swissuniability, qui renseigne autant les hautes écoles que les personnes en situation de handicap désirant étudier.

Il s’agit par exemple d’assurer l’accessibilité physique aux cours, d’offrir des assistances au travail ou de prolonger la durée des études. Lors des examens, une haute école peut octroyer davantage de temps, organiser une salle séparée ou adapter la forme de l’examen (oral ou écrit). L'ETH Zurich dit par exemple avoir mené 80 entretiens avec 60 étudiantes et étudiants afin de trouver des solutions au cours de l’année 2018.

Mais une affaire s’est mal passée cette même année. La haute école zurichoise refuse d’accepter en master en sciences de l’environnement Jürg Brechbühl, qui souffre des séquelles d’une blessure cérébrale. Son certificat médical indiquant une capacité à étudier de 20%, l'ETH Zurich estimait que les études prendraient dix ans, soit bien plus que la durée maximale de quatre ans. Mais le Bernois prend un avocat et gagne devant la commission de recours de l’ETH Zurich, notamment sur la base du fait qu’il avait déjà étudié avec succès avec un taux de 77% lors d’un semestre d’échange suivi à Zurich. Il est depuis immatriculé et dit dans un article du Tages-Anzeiger se sentir bien accepté des autres étudiants.

Aide à l’entrée à l’université

Lieu: lycées (F)
Mesures: des étudiantes et étudiant jouent le rôle de mentors
Objectif: amener plus de jeunes issus de milieux défavorisés dans les hautes écoles

Le président français, Emmanuel Macron, a annoncé en septembre 2020 vouloir faire passer de 80 000 à 200 000 le nombre de places du programme «Les cordées de la réussite ». Lancé en 2008, il encourage l’accès aux études supérieures pour les jeunes issus de milieux sociaux défavorisés. Il fonctionne par mentorat: des étudiantes et étudiants d’université accompagnent des jeunes scolarisés dans un collège ou un lycée professionnel catégorisé comme «prioritaire » en raison d’un contexte social difficile. L’objectif est d’éviter le phénomène «d’autocensure», qui voit des jeunes issus de milieux défavorisés se désintéresser des
études supérieures en dépit d’un bon parcours scolaire.

Malgré la politique française du bac pour tous (80% d’une génération obtient un bac général ou professionnel), les inégalités sociales persistent. Quatre jeunes sur dix suivent des études supérieures lorsqu’ils viennent d’un milieu défavorisé, contre sept sur dix dans les milieux favorisés. Un programme similaire existe en Allemagne: l’association Arbeiterkind.de rassemble 6000 volontaires qui accompagnent et conseillent des enfants issus d’une famille non universitaire sur le chemin des études supérieures. Ici aussi, les inégalités sont frappantes: seuls 23% des jeunes dont aucun des parents n’est allé à l’université suivent des études supérieures, contre 83% dans le milieu académique.

La Suisse est souvent célébrée pour son système d’éducation dual et sa perméabilité croissante entre les différentes voies d’études. Mais l’ascenseur social reste aussi souvent en panne ici: trois jeunes sur dix issus d’un milieu défavorisé suivent des études supérieures, contre cinq sur dix dans les milieux favorisés.

Raconter virtuellement la réalité violente

Lieu: Internet
Mesure: des hashtags, tels que #BlackInTheIvory
Objectif: donner la parole et de l’attention aux personnes victimes de discriminations

«Etre réprimandée par le chef de la restauration pour être arrivée en retard au service du café – lors d’une conférence où je présentais mes travaux.» «Je vous présente Jonathan. Il est… euh… notre dernier recrutement de minorité.» «Un garde du campus qui me connaît mais appelle la police pour vérifier mon identité.» Ce sont quelques-uns des milliers de Tweets qui relatent les expériences vécues par des scientifiques afro-américains, postés avec le hashtag #BlackInTheIvory.

«Un garde du campus qui me connaît mais appelle la police pour vérifier mon identité.»Tweet

En accumulant un grand nombre de témoignages très divers, les hashtags tels que #BlackInTheIvory et #MeToo ouvrent les yeux sur une réalité souvent ignorée, composée de discriminations, d’agressions, d’exclusions et d’un manque de compréhension. Et surtout, ils donnent une plateforme aux premiers concernés.

Certains douteront peut-être de la véracité de ces histoires – les réseaux sociaux ne sont ni tribunaux ni médias journalistiques. Mais ce sont les mêmes histoires qui ressortent lorsque des initiatives structurées interrogent les personnes touchées. Comme @PayeTonEPFL, lancée en novembre 2020 par l’association des étudiants de l’EPFL, qui met en lumière un climat malsain sur le campus: chants grégaires homophobes lors de soirées officielles, harcèlement sexuel pendant des séances d’exercices et une multitude de remarques sexistes accompagnées d’un silence assourdissant.

Illustrations: Julia Marti