Avec cet émincé de «poulet», on peut saliver sans culpabiliser: il ne contient rien d’animal et nécessite la moitié moins de terre cultivable. | Photo: Florian Kalotay

Le café est cancérigène, affirmaient des études – on sait maintenant que c’est faux. D’autres disaient que manger du jaune d’œuf augmentait le taux de cholestérol – faux encore. La recherche sur la nutrition a livré différentes conclusions qui se sont finalement révélées incorrectes. Mais pourquoi est-il si difficile d’aboutir à des certitudes lorsqu’on étudie l’alimentation?

Sabine Rohrmann, spécialiste en nutrition à l’Université de Zurich, répond par une autre question: «Qu’avez-vous mangé hier?» Peut-être que vous vous souvenez du hamburger, du risotto végétalien aux légumes ou encore de la salade. Mais que contenait exactement ce risotto? Et la sauce à salade?

«Qu’avez-vous mangé hier?»

Répondre à cette simple question devient donc rapidement compliqué et montre bien un des plus grands problèmes des études sur la nutrition: les données recueillies ne sont pas fiables parce qu’elles se basent sur les informations fournies par les participants eux-mêmes. Elles souffrent de ce qu’on appelle un biais d’autodéclaration, autrement dit des distorsions qui surviennent quand les sujets d’étude donnent des informations fausses ou incomplètes, par mauvaise conscience ou tout simplement par omission. Qui reconnaît volontiers avoir avalé non une, mais deux parts de dessert? Et qui se souvient du biscuit qui accompagnait le café au restaurant? Sans parler du moment où il l’a mangé?

Distorsions parfois dramatiques

«Nous sommes évidemment conscients du problème et cherchons à y répondre par nos méthodes de questionnement», indique Sabine Rohrmann. Les chercheurs concentrent par exemple leurs questions sur un seul type d’aliments, la viande ou le sucré notamment, et présentent des portions de différentes tailles afin de rafraîchir la mémoire des participants. Ce qui n’empêche pas des distorsions parfois dramatiques. Aux Etats-Unis, les quantités de calories consommées indiquées par les participants pour la grande enquête nationale sur la santé et la nutrition étaient bien trop basses pour être réalistes. Elles ne leur auraient même pas permis de survivre.

Stimuler la mémoire
Les chercheurs en nutrition élaborent actuellement diverses alternatives pour aider les participants aux études à mieux se souvenir de ce qu’ils ont ingéré et pour améliorer la fiabilité des données nécessaires à ces études. Les molécules dans notre sang ou notre urine par exemple livrent des indications sur ce que nous avons consommé et en quelles quantités. Pour le moment, cependant, cela ne fonctionne que pour certains produits tels que le café ou le jus d’orange.

Notre matériel génétique contient des traces épigénétiques de notre régime alimentaire. Les liens doivent encore être étudiés de plus près, mais ils pourraient à l’avenir s’avérer utiles pour le contrôle des données.

La reconnaissance d’images sur un smartphone constitue une autre possibilité. L’évaluation de photographies des repas doit faciliter la collecte des données pour les personnes testées et la rendre plus fiable pour les chercheurs.

Ne pas oublier l’activité physique et le niveau d'éducation!

En plus du comportement alimentaire, les aliments eux-mêmes sont complexes. Les composants du fromage suisse ne sont pas les mêmes que ceux du fromage français. C’est également le cas pour les produits finis de différents producteurs. «Nous savons bien que nous ne pouvons pas recueillir des données précises au gramme près», remarque Sabine Rohrmann. Mais celles que nous recueillons permettent de comparer les comportements alimentaires et d’obtenir des indications sur les effets des aliments. Pour y parvenir, il faut cependant aussi intégrer d’autres facteurs qui exercent une influence sur notre santé, parfois bien plus forte que l’alimentation. Par exemple le tabac, la quantité d’alcool consommé ou d’exercice effectué, mais également le niveau d’éducation et d’autres variables socioculturelles difficiles à mesurer. En pratique, les chercheurs ne parviennent jamais à corriger tous les facteurs perturbateurs. Ajoutés aux distorsions mentionnées plus haut dans la collecte des données, ils créent une incertitude, une sorte de bruit de fond dans lequel les liens de causalité peuvent se perdre. Et inversement, il peut arriver que les interférences génèrent par hasard des corrélations que des études ultérieures ne vont pas confirmer.

Une seule pièce dans un puzzle complexe

«Il faut en principe éviter de surestimer les résultats d’études observationnelles isolées», en conclut Murielle Bochud, une chercheuse en nutrition et épidémiologiste de l’Université de Lausanne qui fait partie de la Commission fédérale de nutrition chargée de conseiller le gouvernement sur cette question. «Elles ne sont jamais qu’une pièce dans un puzzle très complexe.»

«Les études interventionnelles ne peuvent généralement pas être poursuivies longtemps car la motivation des participants diminue avec le temps.»Murielle Bochud

Les études dites interventionnelles peuvent livrer des résultats plus précis. Comme en médecine, elles examinent les effets de mesures particulières sur les sujets qui y participent et les comparent à un groupe témoin. Elles permettent ainsi non seulement d’établir, par exemple, s’il y a un lien entre le sel et l’hypertension, mais aussi de dire si le sel en est effectivement la cause.

Mais elles sont difficiles à mener proprement. Pour étudier les effets d’un groupe d’aliments particuliers, la viande rouge ou les légumes par exemple, sur le développement de certaines maladies, ces études devraient se prolonger sur des décennies et comprendre des milliers de sujets choisis au hasard, ainsi qu’un groupe de contrôle représentatif. C’est irréalisable et indéfendable sur le plan éthique. «En général, ces études ne peuvent pas être poursuivies longtemps parce que la motivation des participants diminue avec le temps», explique Murielle Bochud. Il est en outre difficile pour les chercheurs de contrôler si les sujets respectent les instructions. Les études interventionnelles souffrent donc elles aussi d’incertitudes.

Aux problèmes pratiques s’ajoute le fait que les chercheurs ont un certain intérêt à tirer le maximum de leurs données. «Ce n’est pas pour rien que la communauté statistique utilise la formule ‘Torture the data until they confess’», remarque David Fäh, professeur en nutrition et en diététique à la Haute école spécialisée bernoise. Parce qu’une corrélation statistique significative permettra de publier l’étude dans une revue plus prestigieuse. Et c’est à cette aune que le succès scientifique se mesure et que se font les carrières.

«Dans les sciences, nous devrions essayer de nous émanciper de la pression que représente la publication.»David Fäh

«Dans les sciences, nous devrions essayer de nous émanciper de la pression que représente la publication», estime le spécialiste. Il remarque toutefois que c’est plus facile pour lui en tant que professeur titulaire que pour un jeune chercheur qui doit encore faire sa place.

David Fäh est lui-même devenu plus prudent au fil de sa carrière. Il cite l’exemple d’une étude qu’il a réalisée il y a quelques années pour établir si, en Suisse également, un taux élevé de cholestérol était lié à un plus grand risque de maladies cardiovasculaires. Il est certes parvenu à établir une corrélation, mais uniquement pour les taux très élevés de cholestérol et en limitant le champ statistique. Choisissant une perspective plus large, il est parvenu à un résultat moins spectaculaire, mais plus réaliste, à savoir que le lien n’est pas évident et par conséquent certainement pas général.

Lacunes dans la méthode: étude retirée

De simples trucs permettent donc parfois d’obtenir des résultats statistiques significatifs. «Un moyen de l’éviter serait d’améliorer la transparence, estime David Fäh. Il est important que les auteurs d’études indiquent où ils situent la frontière entre le significatif et le nonsignificatif. »

Un exemple négatif bien connu dans ce contexte a été fourni par une grande étude sur les effets de la diète méditerranéenne publiée en 2013. Predimed affirmait montrer clairement les avantages d’une alimentation riche en huile d’olive, légumineuses et poisson. Elle a été accueillie avec enthousiasme, mais lorsque des années plus tard, sous la pression de la communauté scientifique, ses auteurs ont enfin donné des détails sur leur méthode, différentes lacunes sont apparues et il n’est pas resté grand-chose de ses résultats.

«Comparée à d’autres facteurs, l’influence d’un aliment particulier est si faible qu’elle est négligeable.»Hannelore Daniel

Ce n’est pas un cas isolé et souvent les conclusions des recherches ne sont que du vent, a montré il y a quelques années l’épidémiologiste John Ioannidis, un critique réputé des études sur la nutrition. Il avait choisi au hasard dans des livres de cuisine une cinquantaine d’ingrédients, dont 40 avaient déjà fait l’objet d’un total de plus de 260 études individuelles sur les risques de cancer. Plus de 70% de ces études avaient mis en évidence une influence – parfois avec des résultats contradictoires. Ici, la viande de bœuf, le pain, les tomates induisaient un risque élevé, là un risque réduit. Dans une deuxième étape, John Ioannidis a examiné uniquement les méta-analyses pour chacun des 40 ingrédients, donc les études synthétisant les résultats de toutes les études antérieures, indépendamment de leur qualité. Moins de 30% de ces méta-analyses établissaient des influences sur les maladies cancéreuses – dans la plupart des cas moins fortes qu’auparavant.

Pas de responsabilité spécifique de denrées particulières

Désormais, de nombreux chercheurs en nutrition estiment excessif d’attribuer la responsabilité de notre santé ou d’une maladie à des denrées particulières, que ce soit la viande, les noix ou le beurre. «Comparée à d’autres facteurs, l’influence d’un aliment particulier est si faible qu’elle est négligeable», affirme Hannelore Daniel, physiologiste de la nutrition et professeure émérite à l’Université technique de Munich.

Ces autres facteurs incluent en particulier le fait que toutes les personnes ne réagissent pas de la même manière aux différents aliments. Hannelore Daniel a ainsi montré que des différences apparaissent déjà lors d’un simple test de glycémie. Pour cela, un groupe homogène de sujets a bu un verre d’eau contenant du glucose. Dans les heures qui ont suivi, le taux de glycémie a atteint le niveau attendu chez un tiers des personnes testées. Mais pour un autre tiers, il n’a augmenté que de moitié alors qu’il n’a même pas bougé chez une personne sur trois. «Nous ignorons encore pourquoi il en va ainsi», dit la physiologiste.

Ces différences individuelles font aujourd’hui l’objet de recherches intensives. La nutrition personnalisée n’en est qu’à ses débuts. Mais Hannelore Daniel estime probable qu’à l’avenir les recommandations nutritionnelles individuelles soient utiles. La chercheuse imagine par exemple une application aidant les gens qui font leurs courses au supermarché à décider. Les recommandations ne se baseraient cependant pas seulement sur des critères de santé, mais aussi sur des considérations écologiques, ce que la chercheuse en nutrition estime également important.