Pour un test de stockage définitif de déchets radioactifs l’argile à Opalinus a été cassée. | Photos: Christian Aeberhard

Au-dessus de la pittoresque bourgade jurassienne de Saint-Ursanne, au bord du Doubs, on aperçoit un trou béant dans la falaise. Avec la vieille fabrique toute proche, il constitue les derniers vestiges de l’usine de chaux qui a fermé en 1993. Une route escarpée mène à l’entrée du tunnel qui débouche sur le laboratoire souterrain. Après 200 mètres, une porte coulissante laisse passer la voiture dans un sas avant de se refermer. Nous voilà emprisonnés sous des tonnes de roches. «L’intérieur du tunnel est en surpression pour éviter la propagation de la fumée en cas d’incendie», explique Paul Bossart, directeur du laboratoire souterrain du Mont Terri. La deuxième porte du sas s’ouvre alors sur une galerie longue de 4 kilomètres, parfaitement rectiligne. Cette voie d’accès au laboratoire est aussi la galerie de sécurité de l’autoroute A16 qui lui est parallèle. En cas d’accident dans le tunnel autoroutier, les usagers sont évacués par la galerie, tout comme les occupants du laboratoire.

L’aventure se poursuit à pied, avec casque et lampe frontale: 1200 mètres de galeries et de niches ont été creusés dans la roche, les premières en 1996, la dernière grande galerie à la fin de 2019. On compte près de 30 laboratoires souterrains dans le monde, dont quatre creusés dans des roches argileuses comme ici. Mais celui du Mont Terri est le seul à être entièrement dédié à la recherche. Il est exploité par Swisstopo, l’Office fédéral de la topographie.

«Le feu constitue un gros risque. Par chance, nous n’avons pas eu d’incident sérieux à ce jour.»Paul Bossart

Vingt-deux organisations de neuf pays participent au projet, dont l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) et la Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs (Nagra), ainsi que leurs pendants européens, des services géologiques nationaux, des hautes écoles et des sociétés pétrolières. Le laboratoire souterrain fait ainsi partie d’un réseau de recherche mondial.

Le centre des visiteurs et l’administration du Mont Terri se trouvent à l’extérieur.

Le géologue Christophe Nussbaum, directeur du projet, doit garder une vue d’ensemble de l’expérience.

Des expériences de stockage de CO2 sont menées dans des niches rocheuses.

Cette station de mesure montre comment le CO2 injecté dans l’argile à Opalinus évolue à travers des zones perturbées de la roche.

Des échantillons sont prélevés dans l’argile à Opalinus.

Ce marteau sert à simuler des chocs sismiques.

Plus d’un millier de scientifiques, engagés dans le cadre de près de 150 expériences, étudient ici les propriétés de l’argile à Opalinus. Cette roche s’est formée dans tout l’Arc jurassien il y a près de 174 millions d’années et ses pores, très fins, contiennent des restes d’eau de mer.

Partant de cette découverte, les chercheurs supposent que les propriétés de l’argile ne devraient pratiquement pas changer pendant le million d’années à venir. C’est pourquoi la Nagra a proposé cette roche comme lieu de dépôt potentiel de déchets radioactifs en couches géologiques profondes. Cette argile, très peu perméable, offre un très bon effet barrière. Au laboratoire de roches, deux thèmes de recherche dominent: le stockage définitif de déchets radioactifs et celui du CO2. Hermann Gutgesell vient d’extraire une carotte de forage de la galerie la plus récente. «Nous devons travailler de façon propre et précise», explique le maître foreur allemand. Il travaille depuis quinze ans au Mont Terri. L’échantillon de roche est destiné à la Société pour la sécurité des installations et des réacteurs nucléaires allemande. Sa résistance à la pression sera testée hors du laboratoire. Les résultats scientifiques de cette étude seront mis à la disposition de toutes les organisations partenaires. «Ces notes techniques servent de base à d’autres travaux de recherche, bien que leur qualité ne soit pas contrôlée», souligne Paul Bossart.

Fuite trop rapide de dioxyde de carbone

Nous continuons notre descente à l’intérieur de la montagne. «Au début, l’éclairage est tombé en panne et j’ai perdu ma lampe. J’ai dû m’aider d’un briquet, se souvient Paul Bossart. J’ai alors constaté à quel point on perdait vite le sens de l’orientation.» Un exercice d’évacuation a lieu une fois par année avec la participation de tous les services de secours. Toute personne se déplaçant dans la galerie porte un badge qui permet aux sauveteurs de la localiser précisément. Les expériences avec les instruments les plus coûteux doivent aussi être protégées. Des rideaux pare-feu sont donc installés à intervalles réguliers, afin de pouvoir isoler les parties sinistrées. «Le feu constitue un gros risque. Par chance, nous n’avons pas eu d’incident sérieux à ce jour», note Paul Bossart.

Christophe Nussbaum avance dans l’une des niches. Depuis 2018, l’ETH Zurich et le Centre de compétence suisse pour la recherche énergétique réalisent ici des expériences sur le stockage du CO2 en collaboration avec Swisstopo et l’EPFL. «Il y a une zone de faille ici, explique le géologue. Les chercheurs veulent savoir si le CO2 est en mesure de migrer le long de celle-ci.» Il s’agit de clarifier si les fractures tectoniques ne menacent pas l’étanchéité de l’argile. Pour le savoir, près de 500 grammes de CO2 ont été injectés dans la roche avec de l’eau salée à une profondeur de 30 mètres.

Comme l’explique Christophe Nussbaum, l’entreprise n’était pas simple: «La perméabilité de l’argile à Opalinus est très faible. Il faut donc environ une année pour injecter une telle quantité de dioxyde de carbone.» Un deuxième puits, situé à 2 mètres du puits d’injection, sert à observer la migration du CO2. En effet, après six mois environ, le gaz du premier puits s’est bel et bien retrouvé dans le second. Il pourrait donc s’échapper à la surface par des zones de failles. Or, pour que l’effet sur le climat soit positif, il faut pouvoir stocker le gaz à effet de serre de façon sûre pendant des siècles.

Les chercheurs veulent également savoir si l’injection du gaz peut provoquer des tremblements de terre. Les mouvements sismiques dans la roche sont enregistrés par le Service sismologique suisse. Paul Bossart sautille sur place: «Quand nous bougeons ici, ils le voient à Zurich», dit-il en riant. Les premiers résultats des mesures sont toutefois rassurants.

De nouvelles niches sont régulièrement creusées dans les galeries. De l’humidité s’est accumulée dans l’une d’entre elles. «C’est un indice évident de la présence d’une autre couche de roche, du calcaire marne, plus perméable que l’argile à Opalinus», explique Christophe Nussbaum. Cet endroit ne conviendrait donc pas au stockage de déchets radioactifs. Et là précisément réside la difficulté pour les producteurs de tels déchets: «Ils doivent pouvoir apporter la preuve qu’un site de stockage présente de l’argile Opalinus qui a les mêmes propriétés de barrière que celles du laboratoire de roches du Mont Terri.»

L’étanchéité pour l’éternité

Une expérience conduite dans une autre partie du laboratoire doit montrer comment l’argile réagit aux matières radioactives. Depuis 2014, trois conteneurs en acier sont stockés dans une galerie fermée. L’espace creux entre les conteneurs et la paroi a été comblé de bentonite, un granulé d’argile dont les propriétés de gonflement assurent une bonne étanchéité tout en retenant efficacement les substances radioactives.

«Il n’y a pas de déchets radioactifs ici, affirme Paul Bossart. Ce serait trop risqué.» Au lieu de cela, des éléments chauffants produisent la chaleur que dégagerait la dégradation des éléments radioactifs. Le but principal de l’expérience est de vérifier si les conteneurs en acier restent étanches jusqu’à ce que les nucléides soient suffisamment désagrégés pour être inoffensifs en cas de fuite. Les conséquences d’une accumulation de chaleur dans la roche sont aussi examinées.

Bien au-dessus de la petite ville de Saint-Ursanne au bord du Doubs se trouve le laboratoire rocheux du Mont Terri.

Les entrées des galeries sont bien visibles de l’extérieur.

Paul Bossart est directeur du laboratoire souterrain.

Les murs des galeries sont bétonnés, mais des lucarnes laissent voir l’argile à Opalinus à l’état brut.

Etude des particules cosmiques à l’aide d’un détecteur de muons. On peut en tirer des conclusions sur les masses rocheuses au-dessus du laboratoire.

Pour l’instant, il apparaît que l’oxygène a pratiquement disparu de la galerie quelques mois après le stockage. Débute alors la «corrosion anaérobie», au contact de l’humidité naturelle de la roche. Elle est nettement plus lente que le processus de corrosion à l’air. «Il faudrait quelques milliers d’années pour que les premiers conteneurs en acier soient entièrement mangés par la rouille», dit Paul Bossart. Ce n’est qu’à ce moment que les radionucléides pourraient s’échapper des déchets radioactifs. La plupart seraient capturés par la bentonite et l’argile à Opalinus et seule une infime partie parviendrait dans la biosphère, c’est-à-dire dans la nappe phréatique. «Lorsque c’est le cas, ils sont tellement désagrégés qu’ils ne menacent plus l’environnement», explique le directeur du laboratoire.

«C’est comme une aire de jeu. Ici, nous avons le droit à l’erreur et pouvons apprendre.».Christophe Nussbaum

Et qu’en est-il de la chaleur? Au cours de l’histoire de la Terre, l’argile à Opalinus n’a pas été chauffée à plus de 90 degrés. «Un échauffement plus important pourrait diminuer ses propriétés de barrière et sa capacité à étanchéifier les fissures», explique le scientifique. Les barres de combustible nucléaire devraient donc d’abord être refroidies pendant quarante ans dans un entrepôt intermédiaire.

Comme une aire de jeu

A ce jour, la roche a fait ses preuves comme lieu de stockage, selon l’expert. Mais le Mont Terri n’accueillera pas de dépôt final. Il ne sert que de lieu de recherche: «C’est comme une aire de jeu, lance Christophe Nussbaum. Ici, nous avons le droit à l’erreur et pouvons apprendre. Ce que la Nagra ne peut pas se permettre dans les lieux d’implantation potentiels.»

«Souvent, la nuit est tombée quand nous ressortons.».Paul Bossart

Une expérience ratée n’est ainsi pas un échec, mais un apprentissage. Et Paul Bossart d’évoquer un «dossier avec des questions irrésolues et résolues». Un exemple? Dans l’un des échantillons d’eau prélevés au fil des ans dans la roche, les chercheurs ont trouvé du tritium, un isotope d’hydrogène radioactif qui n’est pas présent naturellement dans l’argile. «Ce n’était tout simplement pas concevable, commente Paul Bossart. Nous avons construit toutes les hypothèses possibles, mais rien n’était plausible.» La solution de l’énigme: l’auteur du prélèvement portait une montre au tritium. Il n’en fallait pas plus pour contaminer l’échantillon.

Après deux heures, à la sortie du tunnel en cette journée estivale, la différence de température est de 12 degrés. «Souvent, la nuit est tombée quand nous ressortons», raconte Paul Bossart. «Le travail est tellement passionnant que je ne regarde jamais ma montre», confirme Christophe Nussbaum. Comme l’expérience l’a montré, il vaut de toute manière mieux ne pas en porter.