Des méthodes objectives peuvent mesurer ce qui est intrinsèquement subjectif: nos émotions. | Image: Fred Merz

Joie ou colère, peur ou surprise, dégoût ou tristesse: pour étudier ces émotions, les psychologues actifs il y a deux décennies interrogeaient directement les gens dans le cadre d’expériences spécifiques, observant leurs réactions physiques telles que le pouls, la fréquence respiratoire ou encore l’expression du visage.

Mais la recherche sur les émotions explore depuis de nouveaux champs: l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet aux neuroscientifiques d’analyser ce qui se passe dans le cerveau en présence de différents sentiments. En mesurant par IRMf les variations de l’irrigation sanguine du cerveau, ils déterminent ainsi quelles régions sont activées lorsque les participants voient des photos de visages tristes ou joyeux, sentent l’arôme du chocolat ou visionnent des scènes de films d’horreur.

«Nous pouvons maintenant développer des méthodes objectives de mesure pour des mécanismes de nature subjective. C’est l’une des raisons de la fascination générée par les techniques d’imagerie cérébrale», explique David Sander, qui dirige le Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève, une structure issue du Pôle de recherche national «Sciences affectives» (voir «Un programme de recherche unique», p. 14). Bien entendu, les scientifiques ne peuvent pas directement observer les sentiments dans le cerveau. Mais ils constatent que des processus émotionnels différents activent des régions cérébrales distinctes et ne le font pas de la même manière. «C’est extrêmement utile», dit David Sanders.

Le secret de l’amygdale

Les scientifiques ont ainsi pu mettre à l’épreuve des théories sur les émotions largement répandues. Ainsi on considère depuis longtemps que le siège de la peur se trouve dans l’amygdale, une structure en forme d’amande située au centre du cerveau. Des études récentes ont confirmé ce rôle, mais ont de plus montré que ce noyau jouait aussi un rôle important dans la gestion de nombreux autres affects autant positifs que négatifs, relève David Sanders: «Nous estimons désormais que l’amygdale contribue de manière générale à l’évaluation subjective de l’importance d’une situation.» Elle constitue ainsi une structure clé pour le déclenchement et la régulation des émotions en général et non seulement de la peur.

«Il n’y a pas d’opposition entre émotion et cognition.»David Sander

Autre surprise: l’influence des émotions ne se limite pas uniquement à ce qu’on appelle les régions les plus primitives du cerveau. David Sanders poursuit: «Nous pensions auparavant qu’il y avait une opposition entre rationalité et sentiments. Mais nous savons maintenant que des zones cérébrales que l’on croyait réservées à des fonctions cognitives supérieures sont fortement influencées par les émotions.» Cela a aussi son côté positif parce que les émotions représentent une aide dans de nombreuses décisions personnelles. Pour ce chercheur, il est clair qu’«il n’y a pas d’opposition entre émotion et cognition.»

Comment étudier les émotions au labo
L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) visualise en temps réel l’énergie consommée dans différentes régions du cerveau, en détectant des variations de la concentration d’oxygène dans le sang. On présente au sujet des images qui suscitent diverses émotions afin d’identifier quelles zones cervicales sont activées.
La réalité virtuelle (RV) plonge des participants portant des lunettes 3D dans une situation réaliste afin de susciter des émotions particulières.
La réalité augmentée (RA) mélange des environnements réels et virtuels.
Le neurofeedback donne aux participants un retour direct de mesures d’imagerie afin de leur apprendre à activer des régions cérébrales liées à certains sentiments spécifiques.
La finance s’intéresse à vos neurones

L’une de ces fonctions cognitives supérieures est la prise de décision, un thème qui intéresse notamment la neuroéconomie. Ces recherches ouvrent ainsi la voie à une meilleure compréhension de certains processus sociaux.

«Les économistes ont constaté qu’une personne ne se conforme en général pas aux prévisions de son modèle financier lorsqu’elle opte pour une certaine prise de risque, explique Kerstin Preuschoff, professeure de neuroéconomie à l’Université de Genève. Elle se comporte donc de manière irrationnelle – du moins d’un point de vue économique. Ce comportement n’est pas illogique, car les émotions jouent un rôle important dans les prises de décision.» A l’aide d’IRMf, la chercheuse a constaté que des concepts financiers tels que le risque de base ou l’espérance mathématique (la valeur moyenne liée à une distribution aléatoire) se reflétaient dans des zones du cerveau bien précises. «Nos recherches ont commencé très modestement avec les processus de décision d’individus mais recouvrent désormais des processus très complexes concernant les marchés financiers », souligne Kerstin Preuschof.

«Les émotions jouent un rôle important dans les prises de décision.»Kerstin Preuschoff

L’un des objectifs de la neuroéconomie est d’ailleurs d’intégrer ces nouvelles composantes dans le calcul de modèles financiers. Kerstin Preuschoff reconnaît que ces recherches ne font que commencer, mais souligne que «l’on sera probablement bientôt en mesure de lire reconnaître une décision d’investissement dans les signaux cérébraux.»

Pour y arriver, il sera nécessaire d’améliorer encore les techniques disponibles pour étudier les émotions dans le cerveau. «La plupart des recherches utilisent encore des méthodes indirectes pour susciter des motions», tempère le neuroscientifique Patrik Vuilleumier, du Centre interfacultaire en sciences affectives de Genève. Mais même si la vue d’un visage souriant active certaines régions cérébrales, elle n’engendre pas nécessairement un véritable sentiment de joie.

Son équipe développe une nouvelle approche. Equipés de lunettes de réalité virtuelle, les participants à ses études se plongent dans un monde artificiel où ils doivent accomplir des tâches audacieuses. Cette immersion permet de générer des émotions presque naturelles, selon le chercheur. Des analyses d’IRMf permettent ensuite d’établir quelles activités cérébrales précises ont été générées par les différents passages de ces scénarios virtuels.

De nouvelles formes de thérapies veulent désormais également profiter de ces outils. Le Département des neurosciences cognitives de l’Université de Bâle teste des applications de réalité virtuelle ou augmentée pour smartphones qui doivent soigner la phobie des araignées ou le vertige. Cette méthode a l’avantage de confronter de manière réaliste les personnes à leurs peurs sans jamais perdre le contrôle de la situation.

Contrôler son cerveau

Ces recherches amènent également de nouvelles perspectives pour le traitement des maladies psychiques: les zones cérébrales touchées participent souvent à la régulation des émotions. Chez certains dépressifs, on constate une rétroaction réduite entre les zones cognitives et l’amygdale, impliquée dans la gestion des émotions. «Nous avons réalisé des progrès significatifs ces derniers temps et comprenons maintenant mieux les liens entre les perturbations de la gestion des émotions et les affections psychiques, assure le neuroscientifique Frank Scharnowski. Mais je vois une grande lacune au moment de traduire ces nouvelles connaissances en de nouvelles thérapies axées le cerveau.»

Le scientifique étudie une approche thérapeutique novatrice appelée neurofeedback dans des recherches menées dans les cliniques psychiatriques universitaires de Zurich et de Vienne. Les participants apprennent à contrôler l’activité de zones cérébrales précises, mesurée de manière continue par IRMf. Si le sujet parvient à réguler la région désirée – par exemple l’amygdale – il obtient un feedback positif. Frank Scharnowski rapporte que la majorité des personnes saines l’apprennent en quelques séances seulement. Des patients qui souffrent de dépression ou de troubles anxieux peuvent également en profiter. Les résultats montrent que les patients psychiatriques ne sont pas impuissants face à leurs émotions, mais au contraire qu’ils sont en mesure de les contrôler.

«Evidemment, les sentiments empêchent parfois de prendre les bonnes décisions, souligne David Sanders. Mais il y a aussi des situations dans lesquelles les émotions s’avèrent indispensables pour prendre la meilleure.»

Un programme de recherche unique
Ce fut une vraie nouveauté: des psychologues et neurologues mais aussi des économistes, juristes et anthropologues rassemblés pour avancer sur un même sujet. Le Pôle de recherche national «Sciences affectives – Les émotions dans le comportement individuel et les processus sociaux» a examiné l’influence des émotions sur le comportement ainsi que sur la santé et le bien-être. Le Fonds national suisse a soutenu ces recherches avec un budget de près de 30 millions de francs de 2005 à 2017. La structure a permis la création du Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève.