Elle utilise les médias sociaux pour comprendre son sujet d'étude: les adolescents. | Image: Valérie Chételat

La réponse s’avère plutôt banale: la plateforme en ligne qu’elle utilise le plus est sa messagerie. «Même si je trouve en fait les mails insupportables», ajoute Sandra Cortesi en riant. A 35 ans, la psychologue dirige le projet «Youth and Media» au Berkman Klein Center for Internet & Society de Harvard, l’un des centres de recherche les plus reconnus dans le domaine du cyberespace. Elle y étudie depuis neuf ans l’influence d’Internet et des technologies numériques sur les jeunes. Elle analyse leur comportement sur le Web et ce qui les intéresse.

Une particularité de son travail: elle ne l’effectue pas en vase clos, mais implique activement son objet d’étude, à savoir les adolescents. La psychologue se rend dans les écoles et invite les jeunes à se rendre l’après-midi dans son bureau, qui se transforme en centre de rencontre. Dès 16 ans, ils peuvent même postuler pour intégrer son équipe de recherche ou y faire un stage d’été. Pourquoi tant de proximité? «En tant qu’adulte, on a souvent de la peine à identifier les thèmes pertinents», répond-t-elle.

Fax et modem

Ses intérêts de recherche se concentrent essentiellement sur la sphère privée, la constitution des identités sur le Web ainsi que la qualité de l’information qu’on y trouve. Les jeunes ont tous leur propre opinion sur ces questions, souligne Sandra Cortesi: «En une décennie de recherche, je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire: ma sphère privée, ça m’est égal. La nouvelle génération en a simplement une conception différente.» Les jeunes réfléchissent très précisément aux informations qu’ils souhaitent partager et avec qui, et ils gèrent les paramètres de leurs comptes en conséquence. Pour les personnes plus âgées en revanche, la question de la sphère privée concerne avant tout la protection de leurs données personnelles face aux institutions. La collecte et l’utilisation d’informations sur leur personne ne laisse également pas les jeunes indifférents, mais «ils n’ont pas vraiment d’alternative adéquate».

«Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire: ma sphère privée, ça m’est égal.»Sandra Cortesi

Mener ce type de recherche exige de rester au courant des derniers développements, et on trouve la chercheuse partout – de WhatsApp à WeChat en passant par Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat et YouTube – et joue régulièrement à des jeux vidéo. «En fin de compte, je dois comprendre la langue des jeunes!» Elle n’y est pas complètement étrangère, car la trentenaire a découvert très tôt les avantages des moyens de communication. Ayant grandi en Colombie et déménagé en Suisse à l’âge de 11 ans, le fax lui a permis à elle et à ses deux frère et soeur de maintenir le contact avec leur père, resté en Amérique du Sud. Peu après, une connexion Internet par modem accompagnée des sifflements d’usage a pris le relais. Une rareté à l’époque: «La moitié du village venait chez nous pour l’utiliser.»

Sandra Cortesi a étudié la psychologie à l’Université de Bâle en s’intéressant aux interactions homme-machine. A côté de ses études, elle a travaillé comme assistante de echerche dans l’équipe d’Urs Gasser, alors au Centre de recherche en droit de l’information à l’Université de Saint-Gall. Plusieurs de ses collaborateurs, dont elle alors âgée de 26 ans, l’ont accompagné lorsqu’il a été nommé directeur du Berkman Klein Center de Harvard. «Ma tâche était d’assurer que la perspective des jeunes figure toujours au premier plan», relève-t-elle.

Ecouter sans juger

La chercheuse participe actuellement comme expert au projet Youth Lab lancé à fin 2018 par le quotidien gratuit 20 Minuten. Pendant trois mois, sa rédaction invite chaque semaine 25 jeunes de 14 à 16 ans afin de mieux comprendre leur vision du monde des médias et ce qu’ils souhaitent y trouver. Sandra Cortesi dit espérer voir d’autres institutions et entreprises suivre cet exemple: «La Suisse a encore une grande marge de progression pour l’implication des jeunes dans le quotidien du travail et de la recherche.» Car, finalement, tout le monde veut la même chose – atteindre les jeunes – mais sans bien savoir comment y arriver.

Quel est le conseil de la spécialiste de la jeunesse? «Il faut poser des questions et écouter. On peut beaucoup apprendre lorsque l’on cherche à saisir leur approche des choses.» Notamment ce que les jeunes comprennent sous le terme d’identité. Ou comment ils définissent l’amitié, la famille, une relation de couple, de quelles façons ils communiquent et ils s’engagent. L’expert a élaboré différents concepts devant favoriser leur intégration: des modèles d’observation ou participatifs, individuels ou collectifs, réels ou virtuels. Une entreprise peut mettre à disposition un local de rencontre, ou recourir aux conseils d’un groupe de jeunes. Ou lancer une plateforme numérique sur laquelle ces derniers expriment leurs besoins et discutent avec des décideurs adultes. Les visites dans les écoles, telles que les pratique Sandra Cortesi aux Etats-Unis, sont plus simples mais gardent leur efficacité.

L’essentiel est toujours de prendre les jeunes au sérieux et surtout de ne pas tomber dans la facilité, par exemple en s’imaginant qu’ils souffrent tous d’une addiction au smartphone, poursuit la chercheuse. «Ce n’est pas parce que leur manière d’utiliser les outils numériques diffère de la nôtre et que nous avons de la peine à la comprendre qu’elle est nécessairement mauvaise.» Il faut faire preuve de curiosité plutôt que de juger: «Tant de questions sont encore ouvertes.»

Des racines multiples
Née en 1983 au Venezuela, Sandra Cortesi a vécu en Colombie jusqu’à l’âge de 11 ans avant de s’établir en Suisse avec sa famille. Elle a étudié la psychologie à l’Université de Bâle, travaillé à l’Université de Saint-Gall et dirige depuis 2009 le projet «Youth and Media» du Berkman Klein Center for Internet & Society à l’Université Harvard de Cambridge (Etats-Unis). Sa vie s’articule entre la Suisse, l’Amérique latine et les Etats-Unis où elle vit avec son partenaire.

Samanta Siegfried est journaliste libre à Bâle.