Indienne aux motifs floraux exotiques: ces cotons imprimés ont conquis le monde au XVIIIe siècle depuis l’Europe et façonné l’essor de l’industrialisation en Suisse. | Photo: Textilmuseum St. Gallen, Inv. Nr. 25533

Au début de l’époque moderne, les tissus de coton imprimés originaires d’Inde sont des objets à la fois inhabituels et fascinants. Importés par les Hollandais, les Portugais et les Anglais à partir du XVIe siècle, ils arrivent sur le Vieux Continent avec la découverte des voies maritimes vers l’Asie qui dynamisent le commerce de produits exotiques.

Ces étoffes se révèlent agréables à porter. Elles représentent une alternative résistante au lin et à la laine habituellement utilisés pour fabriquer les vêtements. Avec leurs motifs fleuris, elles sont aussi attrayantes que la soie dont se parent les plus riches, mais bien meilleur marché. Ces atouts suscitent un grand intérêt dans l’ancienne Confédération, tant chez les consommateurs que chez les entrepreneurs. Ces derniers doivent toutefois commencer par assimiler les procédés ancestraux d’impression et de coloration des artisans indiens, ce qu’ils font avec succès.

L’essor de l’industrie suisse des indiennes débute dans les années 1690 à Genève, où les réfugiés huguenots fondent les premières manufactures, bientôt suivis par des entrepreneurs locaux. Le phénomène se propage ensuite à Neuchâtel, Bienne, Bâle, en Argovie, puis à Zurich et Glaris, et atteint son apogée au XVIIIe siècle.

Jusqu’ici, l’histoire de la production helvétique d’indiennes avait principalement été traitée dans une optique étatique, indique l’historienne Kim Siebenhüner. Aujourd’hui à l’Université Friedrich Schiller de Jena, elle avait inscrit ses travaux dans une perspective globale, au cours d’un projet mené comme professeure boursière FNS à l’Université de Berne. Elle en a déduit que le succès de l’industrie des indiennes découle d’un transfert de savoir et de technologies entre l’Inde et l’Europe dont les fabricants suisses ont aussi profité. En outre, «les Confédérés ont eux-mêmes contribué à densifier la circulation globale des connaissances et des biens au XVIIIe siècle».

Favoriser plutôt qu’interdire

L’apport de la Suisse à ce processus de mondialisation précoce a jusqu’ici été négligé. Comment se fait-il qu’un petit pays à l’intérieur du continent, sans accès direct aux grands ports de commerce, sans colonie ni compagnie des Indes orientales, soit devenu une plaque tournante des indiennes? Kim Siebenhüner et ses collaborateurs ont épluché diverses sources, dont la correspondance de la manufacture d’indiennes Laué & Cie à Wildegg, dans l’actuel canton d’Argovie. Ils se sont aussi penchés sur les anciens inventaires de la ville de Berne et les indiennes présentes dans les musées.

Première conclusion: le contexte politique a favorisé le développement des indienneries suisses. Alors que la France, l’Angleterre et la Prusse tentent périodiquement de protéger leurs tisserands des tissus de cotons asiatiques avec des interdictions d’importation et de production, la Suisse agit tout autrement. Les autorités encouragent le nouveau secteur d’activité avec des prêts bon marché pour l’achat des moulins à eau. «La production d’indiennes est alors considérée comme une source bienvenue de travail pour la population», indique Kim Siebenhüner.

«Les Suisses sont allés chercher auprès de spécialistes à l’étranger le savoir pratique qui a fait la différence.»Kim Siebenhüner

La Suisse ne voit pas de risque de conflit social dans les indiennes. En Angleterre, certains estiment que l’ordre social est menacée si à l’avenir même la petite bourgeoisie peut se permettre des couvre-lits, des robes et des vestes en indiennes. Un tel discours moralisateur est absent en Suisse. Le fait que les indiennes y ont provoqué un boom de la consommation plus modéré qu’ailleurs en Europe est peut-être à l’origine de cette spécificité, comme l’indiquent les recherches de l’historien John Jordan qui a examiné la situation à Berne en se basant sur les «Geltsagsrödeln», des inventaires établis lors de faillites privées. Selon lui, «dans la Berne du XVIIIe siècle, le coton était simplement un tissu, comme la laine et le lin».

Les manufactures d’indiennes font office de précurseurs de l’industrialisation en Suisse. Elles rassemblent pour la première fois les travailleurs sous un même toit: dessinateurs, graveurs, coloristes, simples collaborateurs et direction. Mais la production, non mécanisée, reste très fastidieuse. «Les Suisses sont allés chercher auprès de spécialistes à l’étranger le savoir pratique qui a fait la différence», note Kim Siebenhüner. Le savoir-faire des artisans arméniens, qui ont fondé des ateliers d’indiennes pionniers à Marseille, Gênes, Livourne et Amsterdam, est particulièrement prisé.

Economie d’imitation

Les travailleurs formés dans les manufactures helvétiques propagent bientôt leur savoir sur l’indiennage et deviennent des spécialistes très demandés dans le pays et à l’étranger. Selon Kim Siebenhüner, les Suisses continuent à développer leur technique et leur style. «Ils varient les matériaux et conçoivent des motifs avec des sujets plus familiers.» L’historienne évoque un «siècle d’apprentissage» et «une économie mimétique – d’imitation – au XVIIIe siècle». La mobilité des experts et la circulation du savoir donne des ailes à l’économie suisse. Les Confédérés estiment que les avantages surpassent les éventuels dommages de l’espionnage industriel. Contrairement à leurs collègues des autres pays, les producteurs de textile suisses ne demandent pas pour autant que leurs motifs et leurs techniques soient protégés sur le plan juridique. Une loi suisse sur les brevets sera créée seulement au XIXe siècle.

Une grande partie de la production d’indiennes suisse est exportée. Les fabricants comme Laué envoient leurs agents commerciaux avec des carnets d’échantillons dans les villes marchandes européennes pour décrocher des commandes et s’adapter le plus possible aux goûts de la clientèle. Avec cette présence de Naples à Copenhague et de Bordeaux à Leipzig, les Suisses trouvent des débouchés en Asie, en Amérique et en Afrique pour leurs indiennes, indique l’historienne bernoise Gabi Shopf. «Ils ont activement contribué au commerce mondial de textile et arrimé le pays à la globalisation des débuts de l’époque moderne.»

Ce succès commercial présente aussi une face sombre. Les indiennes helvétiques ont servi de monnaie d’échange dans le trafic international d’esclaves. Les indiennes représentent donc un sujet d’étude aux multiples facettes, une étoffe qui a changé la mode, l’économie et la société. Au regard des controverses actuelles sur la libre circulation des personnes, le repli sur soi ou l’ouverture, la recherche historique montre à quel point l’économie de notre pays a évolué de manière globale bien avant l’industrialisation et la numérisation.

Susanne Wenger est une journaliste libre installée à Berne.

«Indiennes: un tissu révolutionne le monde!», exposition au Musée national suisse de Prangins jusqu’au 18 octobre 2018.