L’anis étoilé est cultivé sur les hauts plateaux vietnamiens, trié à la main et vendu dans la plaine. A droite: ces réchauds traditionnels utilisent du charbon récupéré et compressé. | Photos: Annuska Derks

«Au Vietnam, les briquettes de charbon font partie du quotidien. Mais un objet si répandu n’apparaît pas par hasard: il est produit, transporté, manipulé et relie de la sorte plusieurs univers. J’ai suivi le parcours de ces briquettes depuis l’extraction du charbon jusque dans les foyers et les cuisines de rue. J’ai parlé à plus de cent personnes rencontrées dans les mines à ciel ouvert et des ateliers au bord du fleuve Rouge, ainsi que dans le trafic chaotique d’Hanoï où se faufilent les vélos des marchands qui transportent les briquettes, à côté des marmites sous lesquelles elles finissent par brûler.

Ma recherche part de l’objet: la briquette de charbon représente une fenêtre pour analyser la société vietnamienne. J’ai beaucoup appris sur les relations entre l’Etat et le secteur privé, sur les liens entre l’organisation domestique, le genre et l’architecture, ou encore sur l’essor de la croyance religieuse. J’ai pu constater que des processus abstraits comme l’urbanisation, le développement économique ou la modernisation – et les inégalités qui en découlent – s’observent jusque dans les cuisines.

Récupérer et revaloriser

Un seul objet permet d’observer la société dans son ensemble, avec quelques surprises. Les briquettes ne sont par exemple jamais achetées le premier jour du calendrier lunaire, ce qui porte malheur selon le principe du Yin et du Yang.

Ces réchauds traditionnels utilisent du charbon récupéré et compressé. | Photo: Annuska Derks

Au Vietnam, un pays socialiste, les mines de charbon appartiennent à l’Etat qui en exporte la plus grande partie. A côté de l’exploitation officielle, le charbon est rincé par la pluie dans l’environnement, ou tombe durant le transport. Ces morceaux de moindre qualité sont ramassés, surtout par des femmes, puis pressés dans des petits ateliers et des entreprises familiales. Le produit final est un cylindre de charbon typique que les locaux appellent «une ruche». Les revendeurs passent chercher ces briquettes avec des vélos transformés ou, depuis peu, avec des scooters. Je les ai accompagnés chez leurs clients. Autant les hommes que les femmes négocient l’achat de ces briquettes.

J’ai eu l’idée du projet «Anis étoilé» avec une collègue de l’Université McGill de Montréal. Elle mène des recherches dans les hauts plateaux vietnamiens, tandis que mon projet sur le charbon est implanté dans la plaine. Il nous est apparu que les épices réunissent ces deux régions. Elles sont cultivées et récoltées dans la première, puis transportées dans la seconde où elles sont vendues, transformées ou encore exportées vers l’Inde ou la Chine. La cuisine vietnamienne emploie aussi de l’anis étoilé, notamment pour la traditionnelle soupe pho.

L’épice contre la grippe

L’anis étoilé permet d’observer les développements économiques et sociaux du Vietnam. Depuis les réformes de 1986, leur prix a nettement augmenté, ce qui a des conséquences importantes sur les régions où elles sont cultivées. L’industrie pharmaceutique s’intéresse aussi à l’épice, qui contient de l’acide shikimique, le composé actif du médicament contre la grippe Tamiflu. L’épidémie de grippe aviaire de 2005 a généré une forte augmentation de la demande de l’anis étoilé et donc de son prix. Celui-ci a ensuite chuté, car d’autres médicaments contre la grippe sont arrivés sur le marché, et l’industrie pharmaceutique peut désormais produire de l’acide shikimique de manière artificielle. Pour les Vietnamiens, ces changements globaux ont eu des répercussions concrètes: certains paysans avec lesquels j’ai parlé ont cessé de récolter cette épice, une activité trop laborieuse.»

Propos recueillis par Anne-Careen Stoltze.