Comme des vaisseaux spatiaux, les phages atterrissent sur une bactérie, y injectent leur ADN et s’y multiplient. | Photo: iStockphoto

«J’avais fait appel à Exit parce que je ne pouvais pas envisager de continuer à vivre ainsi», se souvient José-Maria Vidal dans un reportage de l’Académie suisse des sciences naturelles. Une infection pulmonaire chronique l’a cloué au lit d’un hôpital genevois pendant des mois. Aucun antibiotique ne pouvait l’aider.

Son destin a pris un tournant surprenant, bien loin du suicide assisté, et a fait le tour des médias en 2023: la détermination de son médecin lui a permis de bénéficier d’une phagothérapie, un traitement non autorisé en Suisse. Il n’aura fallu que trois jours pour que son état s’améliore nettement grâce aux virus combattant les bactéries dans ses poumons. Neuf semaines plus tard, il rentrait chez lui. Selon l’OMS, l’histoire de José-Maria Vidal cache «une des plus grandes menaces pour la santé humaine»: les bactéries multirésistantes, devenues insensibles aux antibiotiques habituels.

3500 décès par jour à cause d'antibiotiques inefficaces

Pour les personnes touchées, cela signifie des mois d’hospitalisation, sous perfusion continue avec des doses toujours plus élevées ou des mélanges d’antibiotiques. Une souffrance difficile à imaginer pour les gens en bonne santé – et qui ne se termine pas toujours aussi bien que pour José-Maria Vidal. Environ une personne meurt chaque jour des suites de telles infections en Suisse et près de 3500 dans le monde, et la tendance va en croissant.

Les phages, ou bactériophages, sont considérés par beaucoup comme un espoir dans la lutte contre les germes résistants. Ils attaquent exclusivement les bactéries, introduisent leur matériel génétique dans les organismes unicellulaires, s’y multiplient et finissent par les faire éclater. Les microbes utiles présents dans l’organisme sont épargnés, alors que les antibiotiques détruisent aussi la flore bénéfique.

«Les applications répétées ne sont plus considérées comme des tentatives thérapeutiques individuelles, mais comme de la recherche sur l’être humain.»Christian van Delden

Ces ninjas microscopiques sont partout où vivent des bactéries. Leur concentration est particulièrement élevée dans les lacs, les sols ou les stations d’épuration. Les scientifiques peuvent ainsi les isoler directement dans leur milieu, tester leur efficacité en laboratoire ainsi que les préparer pour un usage médical. «Eurêka!» pourrait-on penser. Toutefois, cette thérapie prometteuse est difficile à obtenir en Suisse.

Officiellement, le traitement par phages est considéré comme expérimental dans notre pays. On ne peut y recourir qu’en cas d’urgence, lors de maladies mortelles sans alternative, comme pour José-Maria Vidal. L’accent est mis ici sur les cas individuels. «Tout se complique dès qu’un médecin demande plusieurs fois ce traitement», note Christian Van Delden. L’infectiologue des Hôpitaux universitaires de Genève a pris en charge José-Maria Vidal. «Les applications répétées ne sont plus considérées comme des tentatives thérapeutiques individuelles, mais comme de la recherche sur l’être humain et doivent être approuvées par des commissions d’éthique et des médicaments.»

«Des solutions existent bel et bien. Mais, jusqu’à présent, la Suisse n’a pas encore trouvé le soutien nécessaire pour leur mise en œuvre.»Thomas Häusler

Pour une autorisation ordinaire, Swissmedic, l’autorité compétente, exige une efficacité prouvée par des études cliniques et une production conforme aux bonnes pratiques de fabrication (BPF) internationales. Deux points qui font toujours obstacle. Les études échouent souvent, car les phages sont très spécifiques. Il y a donc généralement trop peu de patientes infectées par le même germe pour obtenir des statistiques fiables. Et les BPF font grimper les coûts de production. A ce jour, seul le laboratoire du Centre hospitalier universitaire vaudois de Lausanne répond à ces exigences en Suisse. «Des solutions existent bel et bien», note le journaliste scientifique Thomas Häusler, qui s’intéresse aux phages depuis plus de vingt ans. «Mais, jusqu’à présent, la Suisse n’a pas encore trouvé le soutien nécessaire pour leur mise en œuvre.»

«Dans le domaine des maladies rares, des scientifiques travaillent ainsi sur des protocoles d’étude visant à fournir des résultats concluants même en présence d’un petit nombre de patientes et patients. Nous pourrions nous en inspirer», pense-t-il. Un coup d’œil dans les bases de données montre que 50 études cliniques sur la phagothérapie sont répertoriées dans le monde, dont 24 en cours, mais aucune en Suisse. Steffi Lehmann, pharmacologue à la ZHAW, met en avant l’aspect financier: «Les essais cliniques coûtent cher. Sans partenaire industriel, cela ne marche pas.» Or, le calcul économique s’avère difficile pour les entreprises: les préparations individuelles ont un coût de production élevé pour un faible bénéfice. Certaines entreprises ont déjà dû renoncer.

Voyager en Géorgie pour le traitement

La chercheuse entrevoit donc un potentiel dans les approches standardisées: «Les pharmacies, par exemple, pourraient fabriquer des cocktails renfermant plusieurs phages pour lutter contre les germes problématiques courants. Ils seraient certes un peu moins efficaces, mais rapides, bon marché et utilisables à large échelle.» C’est le cas en Géorgie, où la phagothérapie est une tradition et autorisée. Les cocktails standards sont régulièrement adaptés aux bactéries problématiques du moment. Des formulations individuelles sont préparées en l’absence de mélange efficace. Les spécialistes contactés soulignent que les normes de qualité ne répondent pas aux exigences européennes. Mais la facilité d’accès pousse chaque année des centaines de patients du monde entier, dont également de Suisse, à se faire soigner en Géorgie.

La ZHAW mène des recherches actives sur les préparations de cocktails. Pour l’heure, leur durée de conservation pose problème. Steffi Lehmann et ses collègues travaillent donc aussi sur des stratégies utilisant des molécules individuelles isolées à partir de phages pour détruire de manière ciblée des structures de cellules bactériennes. L’approche pourrait se prêter à une production industrielle. Et L’ETH Zurich recherche aussi de nouvelles voies, en modifiant génétiquement des phages pour qu’ils agissent contre un spectre plus large de bactéries. Une étude clinique sur le traitement d’infections urinaires chroniques à l’aide de phages modifiés est déjà en préparation, note Enea Maffei, postdoc au Département des sciences et technologie de la santé.

Besoin de règles moins strictes

Les scientifiques s’appuient sur des banques internationales de phages pour les thérapies individuelles. «Des souches de phages y sont cataloguées et conservées. Quand un patient est atteint d’un germe multirésistant, on peut déterminer assez vite si un phage correspondant existe déjà», explique Thilo Köhler, microbiologiste aux Hôpitaux universitaires de Genève. Il a trouvé les phages qui ont sauvé la vie de José-Maria Vidal dans une collection des Etats-Unis.

Lars Fieseler de la ZHAW réclame donc plus de coopération – à l’échelle nationale et internationale. Le président de Phagesuisse souligne encore que d’autres pays sont plus pragmatiques en matière d’accès sans autorisation ordinaire: «La Belgique et le Portugal autorisent les phages sur mesure sur prescription médicale. Ils sont produits dans un laboratoire central, selon des critères de qualité clairs. Certes moins stricts que les BPF, ces derniers garantissent néanmoins la pureté et la sécurité des préparations.»

«Il n’existe actuellement aucune stratégie nationale en matière d’alternatives aux antibiotiques.»Christian van Delden

Steffi Lehmann complète: «Une telle pratique serait aussi envisageable en Suisse si des normes étaient établies et appliquées.» Conçues pour les médicaments chimiques traditionnels, les BPF imposaient de trop grandes restrictions à la fabrication d’organismes vivants tels que les phages. Les scientifiques estiment qu’il faut des règles adaptées.

Pendant ce temps, à Genève, on mise sur la création d’un centre romand commun dédié aux phages. L’objectif: regrouper au laboratoire BPF de Lausanne la production de phages issus des collections des deux hôpitaux universitaires. Les discussions à ce sujet sont en cours, mais la logistique et les coûts restent flous.

Résistances uniquement surveillées au lieu d'être combattues

Recherche, clinique, politique et société civile doivent faire pression pour que Swissmedic assouplisse ses directives. Pour Thomas Häusler, le sujet manque de visibilité dans l’opinion publique suisse. Avec d’autres scientifiques, il organise le «Forum Phagentherapie» qui réunit des personnes concernées, spécialistes et autorités pour développer des solutions et lancer le débat.

Le soutien politique manque aussi, de l’avis du médecin genevois Christian Van Delden: «Il n’existe actuellement aucune stratégie nationale en matière d’alternatives aux antibiotiques. La crise de la résistance ne fait que l’objet d’une surveillance, alors qu’un combat actif s’impose.» De son avis, la question se pose: «Quelles priorités voulons-nous fixer en tant que société? Le système de santé est déjà en crise. Ne devrions-nous pas promouvoir les traitements efficaces existants qui peuvent aider rapidement les personnes en grande souffrance?»