Il y a 350 millions d'années, les cœlacanthes étaient encore d'apparence variée: ici un  Holoptychius. | Illustration: Jose Antonio Peñas/Science Photo Library

La découverte d’un cœlacanthe en 1938 sur un chalutier à vapeur par la chercheuse sud-africaine Marjorie Courtenay-Latimer fit sensation. En réalité, ce poisson bizarre n’aurait même pas dû exister. Jusqu’alors, on ne connaissait les cœlacanthes qu’à l’état de fossiles et les paléontologues étaient convaincus qu’ils avaient disparu il y a 66 millions d’années. Mais non seulement ce poisson a survécu à l’extinction massive, il ressemble en outre à s’y méprendre à des fossiles qui, pour certains, sont vieux de plusieurs centaines de millions d’années.

Le cœlacanthe est aujourd’hui encore considéré comme un fossile vivant – une espèce sur laquelle l’évolution n’a apparemment pas laissé de trace. En réalité, l’expression «fossile vivant» est erronée, remarque le paléontologue Lionel Cavin du Muséum d’histoire naturelle de Genève. «Au fil du temps, l’évolution apporte des changements et des adaptations chez toutes les espèces.» Toutefois, des études montrent qu’il existe effectivement des animaux et des plantes dont la morphologie s’est modifiée extrêmement lentement.

«Des espaces de vie presque inhabités ont probablement offert de nouvelles chances aux espèces surivantes.»Lionel Cavin

Lionel Cavin étudie les cœlacanthes depuis des décennies, leur a consacré un livre et dirige un projet de recherche sur la vitesse évolutive de ce groupe de poissons. Au total, une centaine d’espèces de cœlacanthes fossiles sont connues dans le monde entier, les plus anciennes remontant à 420 millions d’années. Il peut certes y avoir des différences notables entre les espèces, dit le chercheur, certaines ne faisant que 10 centimètres de long et d’autres plus de 5 mètres, mais de nombreuses caractéristiques morphologiques sont restées remarquablement constantes. «Une étude est même parvenue à la conclusion que, de tous les groupes d’animaux étudiés, les cœlacanthes sont ceux qui ont le moins changé au cours de l’évolution.»

Les recherches des scientifiques réunis autour de Lionel Cavin montrent cependant qu’il y a aussi eu des périodes où ces poissons ont subi des modifications notables, un constat étayé par des fossiles découverts récemment – dont certains en Suisse. Ainsi, une équipe de fouilles de l’Université de Zurich a fait une découverte spectaculaire en 2014 dans la Ducanfurgga, au sud de Davos. Elle a trouvé un cœlacanthe vieux de 240 millions d’années dont plusieurs caractéristiques diffèrent du schéma de construction normal de ce groupe d’espèces. C’est ce qu’ont montré par la suite les études de Lionel Cavin. La taille de certains os est différente et il a un corps très court et ramassé, une petite bouche et une tête en forme de dôme.

Parvenus à un sommet évolutionnaire

Dans la collection du musée de l’Institut de paléontologie de l’Université de Zurich, Lionel Cavin est en outre tombé sur des fossiles presque passés inaperçus, issus du Monte San Giorgio. Cette montagne du sud du Tessin est considérée comme le site le plus important de Suisse pour la recherche de cœlacanthes. Depuis les années 1920, les paléontologues y trouvent régulièrement des fossiles. La plupart sont des représentants plutôt typiques de ce groupe de poissons. Mais les nouvelles découvertes, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une publication scientifique, sont d’une espèce jusqu’à présent inconnue, note Lionel Cavin. Il s’agit d’un cœlacanthe atypique, étroitement apparenté à l’espèce trouvée dans les Grisons. Tous deux proviennent des mêmes couches rocheuses qui datent de 10 millions d’années après la période de transition du Permien au Trias. Cette période a été marquée par la plus grande extinction massive de l’histoire de la Terre, avec la disparition de 80% des espèces marines.

Associés à d’autres découvertes, ces éléments incitent à penser qu’une spéciation accrue des cœlacanthes a eu lieu durant cette période, selon Lionel Cavin. «Les habitats naturels ayant été vidés, de nouvelles opportunités se sont probablement présentées aux espèces survivantes, explique le chercheur. Ce qui a temporairement accéléré le taux d’évolution des cœlacanthes.»

«Chez les ichtyosaures, l’évolution a conduit à ce qu’ils ne pondent plus d’œufs et deviennent vivipares.»Torsten Scheyer

Certes, une accélération de cette évolution survient après des catastrophes écologiques et des extinctions massives, indique Torsten Scheyer de l’Institut de paléontologie de l’Université de Zurich. Mais elle peut aussi être déclenchée par la colonisation d’une nouvelle niche, comme lorsque les précurseurs des ichtyosaures ont quitté la terre pour retourner dans les océans. Ce qui aurait renforcé la pression pour qu’ils s’adaptent. «Les animaux ont dû s’acclimater à la salinité de l’eau et se déplacer différemment.» A un moment donné, les modifications physiques les ont empêchés de se reproduire sur terre. «Chez les ichtyosaures, cela a conduit à ce qu'ils ne pondent plus d’œufs et deviennent vivipares.» Dans de tels cas, il peut se produire de véritables explosions d’espèces.

Mais une fois qu’une sorte d’équilibre s’est établi et que les conditions environnementales restent constantes, une certaine stabilité peut s’installer: la morphologie des espèces ne se modifie plus que légèrement. Les scientifiques de l’évolution parlent d’«équilibres ponctués» pour cette alternance de longues phases de stabilité évolutionnaire et de courtes phases de formation rapide d’espèces nouvelles. Il est toutefois difficile d’identifier ce mécanisme, dit Torsten Scheyer. «Ce n’est possible que pour des groupes bien connus pour lesquels on dispose de nombreux fossiles.»

Pour étudier l’orientation et le rythme des adaptations génétiques et morphologiques, les biologistes utilisent un instrument nommé paysage adaptatif ou de fitness. Ils calculent les avantages et inconvénients de chaque modification génétique possible. Il en résulte une sorte de carte topographique où les combinaisons de gènes favorables sont représentées par des montagnes avec une forte fitness et les défavorables par des vallées avec une fitness basse. Lorsque les organismes s’adaptent aux conditions de vie, ils progressent en direction des sommets. Une fois en haut, chaque nouvelle mutation réduit la fitness de son porteur – et disparaît ainsi de la population. Il est donc possible que les coelacanthes soient bloqués sur un tel sommet de fitness.

Il faut être prudent avec le concept de paysage de fitness, dit Claudia Bank, qui dirige la division Ecologie théorétique et évolution de l’Université de Berne. L’ensemble des combinaisons potentielles de gènes est énorme et multidimensionnel. «Dans un tel espace génotypique, il pourrait arriver qu’une seule mutation – aussi improbable soit-elle – projette une population d’un sommet à l’autre.»

Selon elle, la taille de la population et les taux de mutation sont des facteurs importants dans le rythme de l’évolution – plus ils sont élevés, plus les modifications sont rapides. Les virus de la grippe, par exemple, ont des taux de mutation particulièrement élevés, explique-t-elle. Mais même ici, il existe de grandes différences: «Influenza B évolue par exemple plus lentement qu’Influenza A, bien que les deux types circulent dans les populations humaines et donc dans les mêmes conditions environnementales.»

«Certaines espèces de tortues ne se reproduisent qu’à partir de l’âge de 20 ans.»Torsten Scheyer

Des facteurs génétiques tels que le taux de mutation sont évidemment difficiles à identifier à partir de fossiles. C’est pourquoi des questions concernant l’évolution ralentie de certains groupes d’animaux restent ouvertes. Tout comme celle des coelacanthes, la morphologie des limules, habitantes singulières des fonds marins, n’a presque pas changé pendant plusieurs centaines de millions d’années. On ne peut que spéculer sur les raisons, dit Torsten Scheyer. «Peut-être que le schéma de construction de ces animaux leur a aussi permis de s’adapter à des conditions environnementales changeantes.»

Les tortues vivent un peu la même chose

Les tortues, l’un des principaux sujets de recherche de Torsten Scheyer, sont également souvent considérées comme des fossiles vivants. Leurs signes distinctifs essentiels, les deux carapaces (dorsale et ventrale) datent de plus de 200 millions d’années. Cette structure protectrice s’est avérée si efficace qu’elle n’a pratiquement pas changé jusqu’à aujourd’hui, relève-t-il – même si la protection n’était peut-être pas la raison première ou la plus importante des carapaces originelles.

Un élément commun à nombre de ces fossiles vivants est leur longévité. La limule atlantique n’atteint sa maturité sexuelle qu’à 9 ans. «Et certaines espèces de tortues ne se reproduisent qu’à partir de leur 20e année», précise Torsten Scheyer. Ce qui ralentit le taux d’évolution si l’on compare par exemple avec de petits rongeurs qui ont plusieurs portées par an.

La maturité sexuelle tardive pourrait aussi être une explication du taux d’évolution lent des cœlacanthes, suppose Lionel Cavin. De nouvelles études ont montré qu’ils pourraient vivre au moins cent ans et se reproduire tardivement. «Peut-être cela suffit-il à expliquer pourquoi ils n’ont guère changé au cours de tous ces millions d’années», spécule-t-il.