Réseau social des fourmis: elles se transmettent des informations sur les sources de nourriture par leur salive, ce qui permet aussi de réguler la population. | Image: Rakesh Kumar Dogra/Wikimedia Commons

Les fourmis ne partagent pas seulement le travail, mais aussi la nourriture. Pour ce faire, elles régurgitent de leur estomac social (ou deuxième estomac) une goutte de liquide nutritif, tel du nectar ou du miellat, et le transfèrent à leurs congénères de bouche à bouche. Cette pratique appelée trophallaxie existe chez d’autres insectes sociaux, comme les abeilles ou les guêpes. Il ne s’agit pas uniquement d’un partage de calories: avec la salive, les fourmis échangent des informations sur l’odeur et le goût des aliments, facilitant ainsi la recherche de sources de nourriture aux ouvrières. Les chercheurs soupçonnent d’ailleurs depuis longtemps que la trophallaxie a encore de nombreuses autres fonctions.

La biologiste Adria LeBoeuf et son équipe de l’Université de Fribourg apportent un nouvel éclairage sur ce phénomène. Grâce aux progrès majeurs réalisés dans les méthodes d’analyse au cours des dernières décennies, il est possible en quelque sorte de plonger au coeur des minuscules gouttes d’aliments et d’analyser leur composition de manière approfondie. Ce faisant, Adria LeBoeuf découvre petit à petit l’importance de la trophallaxie. «La salive cache une forme complexe de communication», explique la scientifique. «Une communication faite de molécules au lieu de mots.» Il s’agit d’une sorte de réseau social basé sur du vomi.

Front commun contre les infections

La biologiste présume que ce système pourrait aussi servir à la prévention de maladies. Car elle a découvert des substances participant à la défense immunitaire contre les bactéries, les champignons et les virus dans la salive des fourmis: «Il se pourrait que le fonctionnement soit similaire à celui des nouveau-nés qui développent leur système immunitaire grâce au lait maternel.»

La trophallaxie est particulièrement importante pour la progéniture. L’équipe de la chercheuse a ainsi découvert des hormones de croissance stimulant le développement des larves dans la salive des fourmis. Les ouvrières en ajoutent une quantité plus ou moins grande à la nourriture collectée et peuvent ainsi décider du rythme de développement des larves.

«La croissance de la population devient donc une affaire démocratique», constate Adria LeBoeuf. «Par le biais des régulateurs de croissance présents dans la nourriture liquide qu’elle régurgite, chaque fourmi dispose d’un droit de codécision. La nourriture étant transmise d’une fourmi à l’autre, elle finit par arriver jusqu’aux larves.» Une fourmi qui récolte de la nourriture quelque part dans la forêt peut donc influencer la taille future de la colonie par le réseau social.

«La croissance de la population devient donc une affaire démocratique.»Adria LeBoeuf

Le travail de la chercheuse suscite un intérêt marqué chez d’autres spécialistes des fourmis. Le zoologiste Jan Oettler de l’Université de Regensburg juge ses conclusions «passionnantes». Avant d’ajouter: «Mais il ne faudrait pas généraliser à toutes les espèces.» Car d’autres fourmis ne pratiquent pas la trophallaxie. «Chez certaines espèces, les larves se nourrissent elles-mêmes et ne so pas approvisionnées en bouillie prédigérée.» Dans ce cas, les ouvrières régulent leur croissance au moyen d’autres mécanismes, notamment en les mordant. «Et chez d’autres espèces encore, le développement est déjà prédéterminé dans l’oeuf. Les ouvrières n’ont alors aucune chance de réguler quoi que ce soit», explique encore le spécialiste allemand.

Grâce à une expérience originale, l’équipe d’Adria LeBoeuf cherche actuellement à découvrir les détails des mécanismes de communication par la trophallaxie. Les chercheurs alimentent les ouvrières avec une nourriture fluorescente, enrichie de régulateurs de croissance. «Plus une larve en reçoit et plus elle brille quand on l’observe sous une lumière UV», explique la scientifique. Un ordinateur surveille l’expérience en filmant l’évolution de chacune des larves, et cela même lorsqu’une ouvrière les déplace. «Nous pouvons maintenant observer repas après repas comment les fourmis contrôlent le développement de leurs larves.»