Elle a ouvert sa page web en 1995: Eszter Hargittai étudie aujourd'hui les inégalités liées au monde numérique. | Image: Manu Friederich

Elle lance un sonore «Grüezi!», suivi d’un éclat de rire. La salutation en suisse-allemand accompagne Eszter Hargittai dans son quotidien zurichois depuis trois ans. Mais la sociologue américaine d’origine hongroise n’a pas rejoint les bords de la Limmat pour étudier le dialecte. Elle s’intéresse à la manière dont nous abordons la numérisation, à ce qu’Internet fait de nous et à la question de savoir si la Toile aplanit les inégalités sociales. Ses travaux portent en particulier sur la façon dont les individus issus de milieux sociaux divers tirent parti de la numérisation, cherchant par exemple à expliquer pourquoi les seniors utilisent Internet aussi bien que les jeunes. Elle travaille actuellement sur un projet international consacré à la compréhension des algorithmes, basé sur des données provenant de Suisse, d’Allemagne, de Bosnie, de Serbie, de Hongrie et des Etats-Unis.

Lorsqu’elle décroche le poste de professeure à l’Université de Zurich, Eszter Hargittai parle déjà l’allemand; elle l’avait appris enfant en Hongrie. Ses parents étaient professeurs de chimie à Budapest et pouvaient franchir le rideau de fer pour donner des cours aux Etats-Unis. Lorsque le pays s’ouvre en 1989, la jeune femme décide d’aller étudier outre-Atlantique. «A l’époque, il était difficile de savoir quelle université me conviendrait, dit-elle. C’était aussi une question d’argent.»

Expériences américaines

Elle choisit finalement le Smith College à Northampton, au Massachusetts, la plus grande université pour femmes du pays et l’une des plus réputées. Elle s’intéresse à la communication, mais aucun cours n’y est donné dans ce domaine. Elle se tourne vers la statistique, séduite par les possibilités d’appréhender les informations de manière systématique et de lier expériences et théorie. «J’ai suivi le premier cours de statistique sociologique. J’ai choisi en quelque sorte des études de sociologie par hasard, par l’intermédiaire de la statistique.»

A 18 ans, elle vit à 6800 kilomètres de sa famille. «Le voyage en Hongrie coûtait trop cher pour pouvoir faire des allers-retours, raconte-t-elle. Je n’y suis retournée que le premier été. J’ai alors travaillé trois mois comme journaliste pour l’un des plus grands quotidiens de Budapest. Cette expérience m’a fait comprendre que je ne suis pas faite pour la vitesse. J’ai besoin de temps pour questionner, pour mener des recherches et pour trouver des solutions.» Sa carrière académique est ainsi scellée. Un nouvel outil apparaît pour contrer le mal du pays: «Ma mère a commencé à écrire des e-mails en 1992 déjà, une vraie chance! J’ai créé ma première page Internet en 1995 et acheté le domaine eszter.com trois ans plus tard.» En 2002, elle lance un blog, deux ans après, elle est sur Facebook puis sur Twitter. La sociologue s’est intéressée très tôt aux aspects sociaux des technologies de la communication et de l’information.

«Je ne suis pas faite pour la vitesse. J’ai besoin de temps pour questionner.»

Sa soif de savoir étoffe son CV académique. Une année passée à l’Université de Genève lui fait découvrir le Röstigraben. En 2015, l’Université de Zurich se met en quête de la personne qui succédera à Heinz Bonfadelli, un spécialiste des sciences des médias. «Après un quart de siècle aux Etats-Unis, je voulais revenir près de ma famille et la Suisse me convenait puisque j’avais déjà vécu à Genève.» Elle rêvait également de faire des randonnées; elle habite aujourd’hui dans un quartier proche du lac de Zurich, et d’un grand parc. Pour se rendre au travail, elle prend le train ou parfois le bateau. Elle dit apprécier la fiabilité non seulement des transports publics, mais également dans les relations avec les autres.

De la Hongrie à la Suisse
Eszter Hargittai est née en Hongrie en 1973. En 2003, elle soutient sa thèse à l’Université Princeton et est nommée professeure à l’Université Northwestern près de Chicago. Elle mène des recherches aux universités Harvard et Stanford. Après vingt-cinq ans passés aux Etats-Unis, la sociologue des médias est nommée en 2016 professeure à l’Institut des sciences de la communication et de recherche sur la presse (IKMZ) de l’Université de Zurich. Eszter Hargittai est membre du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse depuis 2018.

L’Institut des sciences de la communication et de la recherche sur les médias de l’Université de Zurich est situé dans un immeuble de bureaux près de la gare d’Oerlikon. Dans ce cadre plutôt austère, Eszter Hargittai s’est créé un monde personnel: une méridienne turquoise près de la fenêtre, des bibelots entre les livres. Des reptiles, tous modelés, tricotés, dessinés ou pliés avec adresse, peuplent la pièce – les tortues l’accompagnent depuis l’enfance. Des petites attentions d’amis du monde entier, avec lesquels elle reste en contact grâce aux réseaux sociaux. «J’apprécie beaucoup ces médias, mais je ne les laisse pas diriger ma vie. J’ai désactivé les alertes, pour les e-mails aussi.»

Structures trop rigides

Sur le rebord de la fenêtre, des aquarelles et des peintures à l’acrylique, certaines abstraites. «Peindre me détend, glisse Eszter Hargittai. Cela me libère l’esprit pour aborder les nouveaux défis.» A l’institut, elle dirige une équipe de sept personnes, dont six femmes. La professeure dit déplorer la situation de ses consoeurs dans de nombreux domaines académiques, ainsi que les hiérarchies rigides qui dominent encore dans les hautes écoles suisses. «Pourquoi envoie-t-on des jeunes motivés et intelligents suivre des cours dans le but d’accumuler des points au lieu de leur donner l’occasion de se plonger tôt dans la recherche?» Pour la sociologue des médias, de nombreuses questions sont encore sans réponse.

Eszter Hargittai glisse qu’elle va bientôt décorer son bureau pour Halloween. Ce ne sera plus par un «Grüezi» qu’elle accueillera ses visiteurs, mais par un très américain «Trick or Treat!».