Ses deux missions: la Bible et le big data. Claire Clivaz, spécialiste de l'ancien testament et des humanités digitales. l Photo: Valérie Chételat

Faire rimer écrits millénaires et big data, le pari semble osé. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi il a séduit la théologienne Claire Clivaz: «L’originalité est l’une de mes forces. Je n’ai jamais le souci d’écrire quelque chose de banal.» Depuis octobre 2018, la Vaudoise dirige le groupe des humanités digitales à l’Institut suisse de bioinformatique (SIB) basé à Lausanne.

Mais que vient faire une spécialiste de la Bible dans une institution dont la mission première est de gérer une énorme quantité de données biologiques et génétiques? Justement: sa mission est de transférer les techniques du big data vers les sciences humaines. Une digitalisation des humanités qu’elle va commencer par appliquer à son domaine d’étude: les manuscrits du Nouveau Testament. La quadragénaire analyse actuellement l’Evangile de Marc dans le cadre de «Mark 16», un projet financé par le Fonds national suisse.

«Il existe au moins six fins différentes à l’Evangile de Marc, dont une qui ne mentionne pas l’apparition de Jésus ressuscité, explique-t-elle. Mais lorsqu’on consulte l’un des manuscrits principaux de cette variante, on voit qu’il y a un trou, que le rédacteur a laissé de la place… Cela peut suggérer une censure ou une fin perdue, et indique que le texte ne s’arrêtait pas là.» La chercheuse innove en utilisant un environnement virtuel de recherche pour un travail en sciences bibliques. Il permet notamment un accès facilité aux manuscrits originaux, une mise en réseau accrue des spécialistes internationaux et une meilleure possibilité de comparer leurs positions respectives. «Mon but est double: comprendre la diversité des manuscrits reflétant cette énigme millénaire et inspirer des projets similaires en sciences humaines.»

Soif de connaissances

La scientifique n’était pas prédestinée à l’analyse informatique des données. A la fin de l’adolescence, les études de théologie s’imposent à elle: «J’avais la foi et voulais devenir pasteure par amour des gens.» Mais elle a soif de connaissances et après s’être assurée que de telles études ne constituent pas un «catéchisme plus» mais bien une discipline à même de «nourrir sa curiosité intellectuelle», elle rejoint la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne. Eric Junod, son ancien doyen, se souvient d’une «étudiante douée et qui en voulait», qu’il avait «vivement encouragée à se lancer dans une thèse».

Un conseil qu’elle suivra, sans pour autant se cloisonner dans son alma mater. Mère de trois enfants, la chercheuse accepte en 2000 un poste à mi-temps à la paroisse de Lutry: «La carrière académique comporte de nombreuses incertitudes. Cela rassure de savoir qu’on a aussi un métier.» Elle parvient à concilier maternité, recherche et pastorat avec beaucoup de travail en soirée – «un peu par miracle», glisse-t-elle. «D’être sur le terrain et de m’impliquer dans la vie sociale et maternelle a beaucoup nourri ma recherche.»

En 2003, Claire Clivaz embarque toute sa famille à Boston pour un séjour de recherche d’un an à l’Université Harvard. Elle y fait la rencontre du théologien suisse François Bovon, qui enseigne le Nouveau Testament. «Il m’a donné la confiance d’oser aller au bout de mes quêtes sans me censurer intellectuellement. C’est à Harvard que j’ai appris la liberté de pensée et que j’ai pris goût à l’innovation.»

Virage digital

Deux ans après son retour, elle met un terme à son pastorat pour se concentrer sur sa carrière académique. Elle termine sa thèse en 2007 et devient professeure assistante de Nouveau Testament à l’Université de Lausanne. C’est dans ce cadre qu’elle commence à s’intéresser au numérique. «L’impulsion est partie autant d’une envie de faire bouger mon domaine que d’une nécessité pragmatique d’attirer la relève et de trouver des fonds», souligne la théologienne.

Cette nouvelle orientation ne lui facilite toutefois pas la vie. «Le goût pour l’innovation doit être prudent pour être vécu, observe cette femme au regard perçant. La recherche innovante bouscule… Je suis ravie d’être en poste au SIB qui soutient une recherche de pointe et les carrières féminines.» Elle dédie à son institution son livre «Ecritures digitales», consacré à l’influence des nouvelles technologies sur le rapport au corps et au texte biblique.

«M’impliquer dans la vie sociale et maternelle a beaucoup nourri ma recherche.»

Aujourd’hui, la chercheuse dit vivre une période de «plénitude». Elle investit son présent, qu’elle considère comme un «cadeau», et vit «chaque matin comme un nouveau défi». Ses enfants sont adultes; elle pratique la course à pied deux à trois fois par semaine. «Cela me permet de réfléchir autrement, de continuer à voir clair dans mon métier et mes relations.» Le pastorat ne lui manque pas. «Ces rencontres avec des paroissiens qui vous témoignent une confiance au-delà des mots constituent un grand privilège», confie-t-elle. Pour autant, elle estime avoir été «au bout de ce qu’elle voulait voir».

La théologienne s’exprime aussi au travers d’un blog sur le site du quotidien Le Temps. «C’est une belle parole publique, je trouve important de s’engager en termes de valeurs dans la société», dit-elle. Ouverture, liberté et curiosité de l’autre sont ses maîtres mots. Parmi les thèmes abordés, on trouve le baptême online, la contraception masculine ou encore la société de surveillance. Non, décidément, Claire Clivaz ne connaît pas la banalité.

Eglise et bioinformatique
Née en 1971, la Vaudoise Claire Clivaz a obtenu en 2007 son doctorat en théologie à l’Université de Lausanne (UNIL). Après avoir travaillé à mi-temps comme pasteure à Lutry entre 2000 et 2006, la chercheuse se consacre entièrement à sa carrière académique depuis 2008. Elle a été professeure assistante de Nouveau Testament à Lausanne jusqu’en 2014 avant de rejoindre l’Institut suisse de bioinformatique. Depuis octobre 2018, elle y est responsable du groupe «Digital Humanities +». La théologienne est divorcée et mère de trois enfants.