Une étude a artificiellement vielli des portraits de vingt ans (à droite) et dévoilé à quel point l’âge influence les décisions des recruteurs. | Photo: Franciska Krings

La photo portrait attachée à un curriculum vitae attire inévitablement le regard. Elle ne devrait pas trop influencer la décision d’inviter ou non le candidat à un premier entretien, peut-on espérer. Mais la manière dont nous percevons et évaluons nos semblables est profondément conditionnée par l’impression que nous laisse leur visage. On associe les marques de l’âge à un manque de fitness autant corporel que cognitif qui, dans le monde professionnel, ne concerne pas seulement la capacité à résoudre des tâches complexes mais également la rapidité avec laquelle de nouvelles compétences seront acquises.

Une équipe de scientifiques des universités de Berne, Lausanne et Brandeis, près de Boston, a étudié l’impact de ces mécanismes psychologiques sur le processus de sélection des candidats. Des professionnels des ressources humaines (RH) et des personnes ordinaires ont jugé des CV fictifs accompagnés de photos portraits issues de banques d’images de personnes âgées d’environ 30 ans. Chaque CV a été également soumis avec une photo manipulée qui vieillit artificiellement le candidat d’une vingtaine d’années.

«Une apparence plus âgée peut représenter un avantage en tant que symbole de crédibilité et d’expérience.»Romain Hofer

Résultat: les candidats paraissant âgés ont systématiquement obtenu des appréciations inférieures que ceux qui semblaient plus jeunes, quelle que soit l’année de naissance figurant sur le CV. L’étude révèle donc que l’impression laissée par le visage marque davantage les esprits que l’âge réel. Cela dit, ce biais lié aux traits de la personne diminuait lorsque les documents fournissaient des informations allant à l’encontre des préjugés sur une forme physique ou mentale réduite, telles que de bonnes performances en marathon ou une distinction lors d’un concours de cuisine.

Conseil: réfuter les stéréotypes

La responsable de l’étude, Franciska Krings de l’Université de Lausanne, a confirmé l’impact d’un visage âgé dans une autre recherche menée sur Linkedln: les demandeurs d’emploi d’âge mûr y arguant de compétences spécifiques reçoivent moins d’offres que les plus jeunes – sauf s’ils ont téléchargé une photo les rajeunissant. Une autre de ses études a démontré que le handicap de l’âge est atténué lorsque les candidats recourent à une tactique d’autopromotion et affrontent activement les préjugés. «Les personnes à la recherche d’un emploi et conscientes des discriminations liées à l’âge peuvent les combattre en faisant état dans leur dossier des compétences qui réfutent les stéréotypes associés à leur groupe d’âge, explique la psychologue du travail. Ce genre de stratégies peut s’avérer utile, mais ne s’attaque finalement qu’aux symptômes.» C’est aux organisations concernées d’assurer un recrutement équitable par des programmes de formation et des procédures standardisées. Franciska Krings estime qu’il faudrait en particulier bannir les photos, du moins dans la première phase de sélection.

 

Pour l’agence de placement Manpower Suisse, l’ajout d’une photo au CV est qualifié d’optionnel. «Nous conseillons à nos recruteurs d’y renoncer si les candidats ne disposent pas de photos adéquates, explique Romain Hofer, responsable de la communication. La question qui se pose est celle-ci: la photo constitue-t-elle ou non un instrument de marketing pour obtenir un entretien? Selon le profil du poste, le fait de paraître plus âgé peut même représenter un avantage en tant que symbole de crédibilité et d’expérience.» A côté des qualifications ordinaires, les compétences relationnelles jouent un rôle toujours plus important sur le marché de l’emploi: «On veut des personnalités », glisse Romain Hofer. Quant au risque de biais lié à l’âge lors du recrutement, Romain Hofer renvoie aux séances de formation organisées régulièrement à l’intention des collaborateurs de l’agence pour prévenir les discriminations.

Au sein de l’administration fédérale, les CV avec photo sont aujourd’hui très courants, relève l’Office fédéral du personnel. «Mais nous recevons des candidatures en ligne sans photo de personnes de tous âges – sans préjudice pour elles», observe l’OFPER. Le principe contraignant d’un recrutement non discriminatoire est inscrit dans un guide que les recruteurs s’engagent formellement à respecter.

Photo: Franciska Krings

Le guide relève par exemple que l’exigence d’avoir des connaissances parfaites en informatique dans le cas d’un poste pour lequel elles ne sont pas indispensables constitue une forme indirecte de discrimination à l’égard des personnes plus âgées. En 2018, plus de 10% des engagements de la Confédération ont concerné des personnes de plus de 50 ans. Les autorités disent n’avoir pas connaissance d’une quelconque plainte pour discrimination.

La Suisse en retard

Contrairement à la plupart des Etats de l’UE, la Suisse ne connaît pas d’interdiction légale de la discrimination liée à l’âge. Des actions en justice ne sont possibles que contre l’Etat en tant qu’employeur en vertu du principe d’égalité inscrit dans la Constitution fédérale. Aucune base légale n’existe pour des plaintes relatives à des rapports de travail dans le secteur privé. «Voilà le véritable problème», pointe Christa Tobler, professeure de droit européen à l’Université de Bâle. «La Suisse a un grand retard à rattraper» sur la question de l’âge dans le droit en matière de discrimination.

Christa Tobler appuie ce constat sur un rapport de 2014 de l’OCDE selon lequel le taux d’embauche après 55 ans est, en Suisse, inférieur à la moyenne calculée dans la zone OCDE. L’organisation suggère depuis longtemps que notre pays adopte une stratégie globale pour lutter contre les discriminations liées à l’âge. La juriste a lancé une étude portant sur les mesures concrètes que la Suisse pourrait prendre au niveau du droit du travail et des assurances sociales, notamment pour les groupes particulièrement désavantagés, tel celui des femmes d’un certain âge. Les résultats sont attendus pour la fin 2022. Intéressée de longue date par le sujet, Christa Tobler ne cache pas que son projet de recherche s’est heurté au départ à des résistances. «On m’a fait comprendre qu’il était exagéré de parler en Suisse de discriminations liées à l’âge.» Aujourd’hui, l’importance de la question est reconnue.

La psychologue Franciska Krings souhaite également une prise de conscience plus aiguë du problème. L’âge est utilisé comme critère d’exclusion sans que l’on s’interroge sur sa pertinence pour la prestation demandée, dit-elle. «Et pourtant il est prouvé scientifiquement que la performance au travail ne diminue pas avec l’âge.»