Dossier: Voir pour savoir
L’indispensable œil expert
Lorsque les chercheurs et chercheuses ont besoin d’une représentation visuelle adaptée pour répondre à une question, ces trois peuvent les aider: la microscopiste, l’archiviste et l’informaticien. Rencontres.

Photo: Lucas Ziegler
Au cœur de la poésie de la microscopie
Au quotidien, Anjalie Schlaeppi navigue principalement entre le labo et l’accompagnement des scientifiques. Elle se spécialise dans le spatial omics, ou l’art de réaliser et d’analyser des images de microscopie alliant tissus et cellules avec des molécules d’intérêt. Cette discipline regroupe des techniques permettant par exemple de localiser des protéines dans des tissus d’un cerveau ou de savoir quels gènes sont actifs dans quelles cellules d’une tumeur.
L’énergique jeune femme souligne que son rôle au sein des plateformes d’histologie et de bio-imagerie et imagerie optique représente «le premier poste multiplateforme en sciences du vivant» à l’EPFL. En effet, le spatial omics, qui prend son essor depuis quelques années, requiert de l’interdisciplinarité. «Je m’appuie sur la participation de mes collègues qui préparent les échantillons, assistent les chercheuses et chercheurs, s’occupent de la maintenance des équipements, gèrent les données ou analysent les images», détaille la spécialiste, qui admire la dextérité des personnes expérimentées dans certaines tâches comme la coupe histologique.
«Les scientifiques s’intéressent à l’organisation spatiale de trois types de molécules: les protéines, l’ADN et l’ARN. C’est magique de voir comment les cellules se structurent!», se passionne Anjalie Schlaeppi. Les tissus examinés au microscope sont soit humains, soit animaux. «L’analyse de l’embryon d’un poisson-zèbre m’a marquée! Voir comment la fonction et la morphologie s’allient dans un organisme en développement était fascinant.» Il faut dire que le spatial omics permet l’observation de plusieurs milliers de molécules en même temps. Aux analystes de jouer alors aux «chercheurs d’or».
En plus de l’EPFL, les deux plateformes répondent aux demandes d’autres universités et de start-up. «Les scientifiques ont besoin d’un accompagnement sur les quatre à huit mois que durent les projets, observe Anjalie Schlaeppi. Sur la base de leurs échantillons, ils et elles ont des questions très précises auxquelles nous les aidons à répondre.» Même si cette technologie se démocratise, son coût reste encore élevé, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de francs par expérience, nécessitant souvent une recherche de fonds supplémentaires. Le service de spatial omics, mis en place progressivement depuis trois ans, a contribué depuis 2024 à 17 projets – dont trois sont terminés. Et une vingtaine de dossiers sont à l’étude.
D’un point de vue plus personnel, la jeune biologiste décrit son rapport à l’esthétisme et la dimension philosophique des visuels, en dépit de l’aspect dramatique de certains cas analysés comme des tumeurs: «J’apprécie le dessin, l’art, la poésie des échantillons. Si les chercheuses et chercheurs m’y autorisent, j’aime partager certaines images de tissus sur les réseaux sociaux pour leur beauté comparable à celle des coraux.»

Photo: Lucas Ziegler
Gardien de plus de 1,8 million d’images
Une photo dans le bureau de Beat Scherrer montre deux femmes de la vallée haut-valaisanne de Conches. L’une tient une fourche, l’autre une faux. Le cliché date du début du XXe siècle. «Les paysages alpins suisses de l’époque étaient encore bien plus exploités et aussi beaucoup plus préservés.» La photo figure parmi ses préférées et fait partie du 1,8 million de documents iconographiques dont il est le gardien. Beat Scherrer est collaborateur scientifique au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale suisse à Berne. Photos, cartes postales, gravures, affiches, livres d’artistes ainsi que plans architecturaux et documents des Archives fédérales des monuments historiques y sont conservés précieusement.
Beat Scherrer résume ainsi la mission du Cabinet des estampes: «Nous transmettons l’iconographie helvétique. A quoi ressemblaient la Suisse et sa population autrefois, et à quoi ressemblent-elles aujourd’hui? Qu’est-ce qui a changé?» Cela intéresse tant les historiennes et historiens que les sociologues, artistes, cinéastes, architectes et particuliers. «Tout le monde vient avec une question différente. C’est ce qui rend mon travail passionnant.» Un historien écrivant un livre sur l’évolution du travail à domicile en Suisse peut s’adresser à Beat Scherrer pour l’aider à trouver les bons visuels. «La tâche peut se révéler ardue, car nous n’avons aucune caisse intitulée ‘travail à domicile’.»
Même si une base de données propice aux recherches autonomes existe, le fonds est loin d’être entièrement répertorié. «Beaucoup de documents sont stockés dans des boîtes, des dossiers et des tiroirs. Nous disposons de fiches bristol et je sais aussi à peu près où se trouve chaque chose. Ainsi équipé, j’aide les gens dans leurs recherches.» Et de nouvelles images viennent sans cesse enrichir la collection. «Nous essayons de réunir autant d’affiches publicitaires, politiques et touristiques que possible. Ce n’est certes pas du plus grand intérêt pour le public d’aujourd’hui, mais ce le sera dans cinquante ans.» Collectionner, c’est comme planter un pommier: on ne le fait pas pour soi, mais pour les générations futures. Or, tout n’a pas sa place au Cabinet des estampes. «On nous propose beaucoup de choses et nous devons faire des choix. L’éventail doit être large. Et donc inclure, si possible, toutes les régions de Suisse par exemple.»
Beat Scherrer a changé de cap, comme il l’explique lui-même. «J’étais architecte paysagiste. Pour mon travail, je faisais beaucoup de recherches dans les bibliothèques et les archives. C’est ainsi que j’y ai pris goût.» Après une formation post-diplôme en sciences de l’information, il atterrit au Cabinet il y a près de huit ans. «Je suis plutôt visuel. Les images restent gravées dans mon cerveau. Ma mémoire textuelle n’est pas aussi bonne. Je ne connais aucune citation de Goethe. Mais je sais parfaitement dans quel dossier se trouve la photo des deux femmes de la vallée de Conches.»

Photo: Lucas Ziegler
L’algorithme est son pinceau
«Je ne sais hélas pas peindre», déplore Renato Pajarola en regardant les paysages réalisés par sa mère, accrochés dans son bureau. Du moins pas avec un pinceau et de la peinture. Le professeur d’informatique à l’Université de Zurich est capable de générer des images impressionnantes à l’aide de chiffres et d’algorithmes. Le directeur du Visualization and Multimedia Lab manipule un très large éventail de projets de recherche. L’objectif permanent: rendre compréhensibles des données abstraites. «Cette phrase revient sans cesse chez nous: ‘une image vaut mille mots’. Je suis tout à fait d’accord. La perception visuelle de l’être humain est beaucoup plus rapide que la pensée abstraite.»
Renato Pajarola met ses compétences au service de la recherche à travers, par exemple, la représentation de données issues de la tomographie assistée par ordinateur. «Cela génère d’énormes quantités de données. Nous essayons d’en accélérer la représentation.» C’est utile pour le diagnostic médical, mais aussi pour les archéologues qui étudient par exemple des momies. Ses algorithmes servent également à la visualisation de simulations météo et climatiques. Certains projets sont plus insolites, comme la coopération avec l’EPFL et le Montreux Jazz Digital Project. «Ils ont numérisé 40 000 vidéos et chansons qu’ils souhaitent mettre à la disposition du public de manière interactive et innovante. Notre problématique: comment aider les utilisatrices et utilisateurs à naviguer efficacement dans cette jungle d’images et de sons?»
Malgré ses nombreux partenariats, il ne se considère pas comme un prestataire au service de l’industrie. «La recherche devance l’industrie dans de nombreux domaines.» En architecture par exemple: nous menons des recherches pour améliorer la reconstruction et la visualisation de bâtiments existants. Nous sondons le terrain, examinons ce qui est faisable. Or, cela signifie que beaucoup de nos programmes manquent encore de solidité pour l’usage à grande échelle. Nos doctorantes et doctorants n’ont pas pour objectif direct de commercialiser un produit. Ils veulent avant tout explorer de nouveaux horizons et publier.» Les recherches de Renato Pajarola exigent pour l’essentiel un bon ordinateur. Les modèles grand public sont devenus si puissants qu’ils permettent de presque tout faire. «Ce n’est que lorsque les volumes de données sont vraiment importants qu’il nous faut de meilleurs processeurs et cartes graphiques. Cela peut facilement coûter plusieurs milliers de francs.»
Renato Pajarola doit son métier à l’algorithme de la vie. «Je n’ai jamais planifié ma carrière, mais j’ai eu de la chance au bon moment et pris la bonne décision.» Il a toujours voulu être chercheur et concrétiser ses idées. «J’aurais aussi pu travailler dans l’industrie. Mais au lieu de cela, j’ai choisi de créer un groupe de recherche. Et de faire quelque chose de nouveau, d’inédit.»