PORTRAIT
Il a traversé les séries télévisées avec Nietzsche
Stéphane Boutin a analysé les conflits dans les séries américaines des années 2000. Et il a ému les gens avec un essai émouvant sur sa propre maladie. Portrait d’un penseur intense.

Au nom de la science, Stéphane Boutin a passé des nuits blanches à regarder Les Sopranos, Mad Men ou Lost. | Photo: Flavio Leone
Il est rare que des textes écrits par des scientifiques émeuvent un large public et suscitent des lettres de lecteurs. C’est ce qui s’est produit avec un essai personnel publié en mai 2024 dans l’hebdomadaire Das Magazin. Le doctorant Stéphane Boutin y raconte sans détour sa maladie de Parkinson récemment diagnostiquée et confie comment elle l’a changé, lui, ainsi que le regard qu’il porte sur le monde.
Il y parle de ce que la science sait des causes de la maladie et des lacunes qui subsistent, par exemple sur l’effet de substances neurotoxiques présentes dans les pesticides. «J’ai reçu des dizaines d’e-mails», se souvient Stéphane Boutin. D’anciens camarades de classe lui écrivent, des voisines, des personnes touchées par Parkinson. «Ces réactions m’ont montré à quel point cette maladie est aussi répandue que cachée.»
Inspiré par le monde de Karl May
Stéphane Boutin a touché les gens avec son texte parce qu’il sait raconter. Enfant, c’est l’auteur allemand Karl May qui fait naître en lui une fascination pour l’écriture, même s’il porte aujourd’hui un regard critique sur le colonialisme et l’exotisme stéréotypé présents dans ses livres. «Karl May était un pionnier de la narration en série. Ses cycles, comme celui se déroulant en Orient, utilisent des motifs récurrents qui font sans cesse avancer le récit.» Il découvre plus tard Stephen King, puis Max Frisch au gymnase de Zurich Enge. Ce dernier éveille son intérêt pour la philosophie et a contribué à ce qu'il s'inscrive plus tard à des études de philosophie à l’Université de Zurich.
Il y suit les cours d’Elisabeth Bronfen, une professeure de littérature anglaise et américaine qui s’intéresse aux films de Hollywood et aux séries telles que Mad Men. «Elle nous a montré qu’on peut lire et analyser les films aussi bien que les livres pour mettre en évidence les motifs et les structures.» A cette époque, plusieurs séries télévisées produites aux Etats-Unis – comme Les Sopranos – ont commencé à charmer des millions de téléspectateurs à travers le monde et sont rapidement devenues un phénomène culturel.
Pour sa thèse, Stéphane Boutin analyse quatre séries télévisées américaines diffusées dans les années 2000: Les Sopranos, A la Maison- Blanche, Sur écoute et Lost. «Chaque série dure entre 60 et 100 heures, c’est une énorme quantité de matériel!» Comme il travaille près de dix ans sur sa thèse et que son thème central évolue au fil du temps, il doit regarder toutes les saisons deux fois.
Violence massive ou discours libéral
C'est presque impossible à faire à côté de son travail d’assistant au département d’allemand. C’est pourquoi l’étudiant met ses conclusions par écrit durant les années covid 2020 et 2021, lorsqu’une bourse lui permet de se concentrer sur son doctorat. Soir après soir, il visionne un ou deux épisodes en prenant des notes avant de consigner ses impressions et réflexions le lendemain.
Dans ce travail, Stéphane Boutin étudie la manière dont les séries représentent et traitent les conflits. Dans Les Sopranos, ils restent tacites et sont éliminés par des actes de violence extrême, explique le chercheur. C’est différent dans A la Maison-Blanche: ici, les désaccords sont domestiqués dans des discussions et négociés entre les protagonistes selon un idéal de démocratie libérale.
Le point de départ de cette analyse culturelle et philosophique des séries télévisées se trouve dans l’oeuvre de Nietzsche, notamment dans son modèle de conflit agonistique. Une structure agonistique décrit la tension entre deux forces opposées, par exemple entre des personnages qui se disputent ou entre des idées contradictoires. «Les œuvres de Nietzsche fonctionnent souvent comme un laboratoire dans lequel il expérimente différents schémas agonistiques», explique Stéphane Boutin, qui voit dans Lost un récit de rédemption suivant des schémas analogues à ceux trouvés chez Nietzsche. «J’ai été fasciné par ce lien entre la philosophie de la fin du XIXe siècle et les séries des années 2000.»
Partout des personnes avec des tremblements
Aujourd’hui Stéphane Boutin éprouve des sentiments ambivalents sur ses dix années de thèse. Il garde un excellent souvenir de son étude approfondie de Nietzsche et de la narration sérielle, ainsi que de la transmission de connaissances à la prochaine génération en tant qu’assistant. «Mais le fait que travailler le soir et le week-end soit considéré comme normal et la pression pour publier étaient difficilement compatibles avec une jeune famille.»
De plus, il voit des amis complètement épuisés avant même la fin de leur doctorat. «Aujourd’hui encore, je me demande si les mécanismes de compétition présents dans le système académique favorisent vraiment la qualité.» Il décide ainsi déjà durant sa thèse de ne pas poursuivre sa carrière universitaire une fois son doctorat achevé. Aujourd’hui, il travaille à l’Université de Zurich en tant que coordinateur de programme d’études.
Le diagnostic de la maladie de Parkinson tombe après la fin de son doctorat en 2023. «Je ne sais pas quand les premiers changements ont commencé, ni si le manque de dopamine provoqué par la maladie a été un facteur dans ma décision.» Cette condition chronique change son regard sur la société. Partout autour de lui, il voit des gens manifestant des tremblements – un symptôme typique de Parkinson – ou se déplaçant avec lenteur – une autre conséquence de la dégénérescence de cellules cérébrales productrices de dopamine.
Le système de santé lui apparaît comme centré sur les besoins des personnes «chroniquement en bonne santé, dit-il. Les coûts récurrents de la quote-part pour les médicaments, les primes élevées d’une franchise basse: il faut pouvoir se le permettre.»
Un goût pour la créativité et la coordination
Né en 1984 à Kilchberg (ZH), Stéphane Boutin a étudié la philosophie, la littérature allemande et les sciences politiques à l’Université de Zurich. Il y rédige une thèse sur les structures narratives des crises dans les séries télévisées tout en travaillant comme assistant de recherche au département d’allemand. Amateur de musique, il travaille de 2004 à 2014 comme rédacteur, chef de projet et membre du comité directeur du label kuenschtli.ch et y fait ses premiers pas sur les réseaux sociaux. De 2021 à mai 2025, il gère le canal Instagram de la Maison Nietzsche à Sils Maria. Depuis février 2025, il est coordinateur du programme d’études en littérature générale et comparée à l’Institut des langues et littératures romanes de l’Université de Zurich. Il est notamment responsable de l’administration et du conseil aux études, de la planification des cours et de la communication. Il vit avec sa compagne et son fils à Zurich.
Stéphane Boutin a récemment assisté à une lecture du poète sud-tyrolien Oswald Egger à la Maison de la littérature de Zurich. «J’ai remarqué soudain au beau milieu de l’événement que les tremblements avaient disparu. Ma jambe et ma main gauches étaient tout à coup complètement immobiles. Apparemment, le son de la poésie peut procurer des sentiments de bonheur et de détente.» Il vit des expériences similaires lorsqu’il joue ou écoute du piano.
Désormais, il regarde moins de séries. «Le comportement des gens lors du streaming, comme les instants où ils arrêtent de regarder, est désormais analysé en temps réel et ces connaissances sont intégrées dans la saison suivante.»
Il y voit une analogie avec la parabole de l’éternel retour de Nietzsche: «Par notre comportement quotidien à petite échelle, nous façonnons les schémas structurels par lesquels s’établissent durablement des processus supra-individuels. En d’autres termes, les séries que nous regardons chaque soir sont celles qui seront reproduites à grande échelle.» Pour autant, il ne se voit pas comme un pessimiste de la culture moderne: c’est justement grâce à l’économie du clic que l’offre pour certaines sous-cultures s’est élargie, «une évolution positive». Et elle génère un matériau d’étude grandissant à une nouvelle génération de gens intéressés par la littérature et les sciences culturelles.