POLITIQUE MIGRATOIRE
Les enfants cachés
Au XXe siècle, la Suisse a interdit le séjour des enfants de ceux qu’on appellait les saisonniers. Cela fut un traumatisme pour beaucoup de personnes concernées, comme le révèle l’étude du socio-anthropologue Salvatore Bevilacqua.

En 1963, à la gare centrale de Zurich, des travailleurs immigrés italiens montent dans un train spécial qui les emmène voter dans leur pays. | Photo: Keystone/Photopress-Archiv
Après les enfants placés, communément appelés «enfants placés de force», est-ce désormais au tour des «enfants du placard» de faire leur entrée sur la scène politique? Cette expression, utilisée tant par les médias que par les scientifiques, désigne les quelque 500 000 enfants dont la présence était proscrite en Suisse dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que leurs parents italiens, espagnols, portugais, yougoslaves ou turcs travaillaient ici.
En effet, la réglementation, basée sur le statut de saisonnier, interdisait aux personnes titulaires d’un permis de travail temporaire de faire venir leurs proches.
Les enfants étaient les premières victimes de cette politique. Tous n’ont pas été cachés par leurs parents dans des placards ou sous des lits. La plupart vivaient dans leur pays d’origine chez leurs grands-parents, dans des foyers près de la frontière helvétique ou au sein de familles d’accueil en Suisse.
Les sociologues genevois Toni Ricciardi et Sandro Cattacin ont été parmi les premiers à étudier ce sujet et à en donner des estimations chiffrées: environ 500 000 enfants de travailleuses et travailleurs immigrés ont séjourné illégalement en Suisse entre 1949 et 1975. Leurs parents leur avaient bien inculqué qu’ils ne devaient pas se faire remarquer. Beaucoup de ces enfants n’allaient pas à l’école, ni chez le médecin lorsqu'ils étaient malades.
Rupture entre frères et soeurs
«Pour la quasi-totalité des personnes concernées, l’enfance a été traumatisante. Elles vivaient avec le sentiment permanent d’être illégitimes. Cela reste vrai aujourd’hui», note Salvatore Bevilacqua, anthropologue social à l’Université de Lausanne. Il a interrogé une trentaine de personnes dont les parents venaient du Portugal ou d’Espagne. Au début, celles-ci avaient d’abord souvent effacé leur enfance de leur mémoire – «elles ne veulent ou ne peuvent pas se souvenir des événements douloureux».
Certaines d’entre elles ont vécu la rupture intergénérationnelle et vu éclater leur fratrie. La séparation des parcours de vie entraîne en outre un sentiment d’injustice: pourquoi ma soeur a-t-elle pu rester chez ma grand-mère, pourquoi mes parents m’ont-ils placé en foyer?
La fragmentation de la mémoire et la rupture familiale finissent par provoquer une blessure identitaire, explique Salvatore Bevilacqua. Ces expériences peuvent de plus avoir un impact négatif sur le développement, «parce que les enfants avaient trop peu de contacts avec d’autres enfants ou avaient le sentiment d’être de mauvaises personnes puisqu’on devait les cacher». Beaucoup souffrent toujours de ces blessures.
Les familles ne sont-elles pas presque toutes marquées par l’indicible, les ruptures, les tabous et les larmes? «C’est vrai, mais les familles de saisonniers n’étaient pas acceptées en raison du permis de séjour temporaire. Derrière ce statut se cache une forme de violence administrative qui s’accompagnait généralement de précarité économique.»
Les autorités doivent présenter leurs excuses
Selon le chercheur, l’entretien a eu un «effet cathartique» sur beaucoup des personnes qu’il a interviewées. Cela peut les amener à s’engager dans les questions de politique migratoire, comme Salvatore Bevilacqua lui-même. Il a grandi en Italie pendant que ses parents travaillaient en Suisse.
Avec d’autres personnes concernées, actives au sein de l’association Tesoro, il demande notamment que les autorités présentent leurs excuses, identifient les responsables et veillent à ce que cette injustice ne se reproduise plus.
Sandro Cattacin est convaincu que la question des enfants du placard aura un jour une dimension sociopolitique similaire à celle des enfants placés de force: «Nous sommes confrontés à un nouveau chapitre sombre de l’histoire qui doit être mis en lumière.» Il présume que la Suisse officielle sera bientôt impliquée.
Or, ce chapitre n’est pas clos. Les obstacles au regroupement familial restent importants. Une initiative visant à interdire aux personnes admises à titre provisoire de faire venir leur famille en Suisse a récemment été acceptée par le Conseil national. Elle a échoué de peu aux Etats.