Philipp Sömmering fut exécuté en 1575. Pendant des années, il avait vainement tenté de fabriquer de l’or. Il avait pourtant assuré en être capable, ce qui lui avait valu un emploi lucratif et un laboratoire bien équipé à la cour princière de Brunswick-Wolfenbüttel.

«Le chaos intellectuel régnait à l’époque.»Ion-Gabriel Mihailescu

Philippe Sömmergin était alchimiste; aujourd’hui, on le considérerait comme un pseudoscientifique, mais à ce moment-là, son savoir magique était convoité. «C’était une époque passionnante, raconte Ion-Gabriel Mihailescu, historien des sciences à l’Université de Neuchâtel. D’un côté, il y avait la philosophie naturelle développée dans les universités et établie depuis des siècles. Elle proposait une vision cohérente du monde, capable de tout expliquer, du mouvement des étoiles au comportement de la matière sur Terre.» De l’autre côté, des alchimistes comme Philippe Sömmering, mais aussi des artistes et des artisans faisaient des déclarations extravagantes qui contredisaient cette vision. «Ils prétendaient pouvoir manipuler la nature au moyen de vérités secrètes qu’ils auraient découvertes. Oui, on pourrait dire que le chaos intellectuel régnait à l’époque», note l’historien.

De quoi soulever des questions fondamentales. Comment un savoir fiable prend-il forme? Et comment peut-il être vérifié? La révolution scientifique a apporté une réponse à ces questions. Elle a débuté au XVIe siècle et a fait naître l’idée que le savoir devait être indépendant des procédés employés, ce qui débouchera sur le développement des méthodes scientifiques. Voici quatre exemples qui illustrent comment ces méthodes ont transformé la recherche.

Illustration: Bunterhund

Contrôlé et approuvé par d’autres

Les gentlemen de la Royal Society sont les témoins de l’expérience.

La Royal Society britannique a joué un rôle important dans l’évolution de l’acquisition et de la vérification des connaissances scientifiques. Fondée à Londres en 1660, elle était imprégnée des idéaux empiriques du «Novum Organum» de Francis Bacon – l’un des premiers ouvrages méthodologiques de l’histoire des sciences. Si le philosophe n’y présentait pas de protocole méticuleux, il mettait l’accent sur l’observation systématique et la recherche pratique, faisant de l’expérimentation une méthode de choix. L’huile sur toile «Une expérience sur un oiseau dans une pompe à air» de Joseph Wright of Derby en est un exemple. Elle représente une expérience réalisée par Robert Boyle, l’un des fondateurs de la Royal Society. On y voit des hommes, des femmes et des enfants rassemblés autour d’une cloche en verre, reliée à une pompe, dans laquelle est retenu un cacatoès. La question de l’expérience: l’air est-il nécessaire à la vie?

«La Royal Society menait des expériences pour produire des connaissances, raconte Ion-Gabriel Mihailescu. Mais il était tout aussi important que ces essais soient attestés et vérifiés par d’autres membres de la société.» Ainsi, l’historien Steven Shapin a montré qu’à cette époque, la crédibilité des déclarations scientifiques dépendait des personnes qui les avaient observées. «C’est pourquoi les membres de la Society étaient des gentlemen, financièrement indépendants et donc crédibles aux yeux du public», explique Ion-Gabriel Mihailescu. L’institution londonienne développa des moyens de diffuser les connaissances scientifiques, notamment par le biais de sa publication Philosophical Transactions. Celle-ci se limitait souvent à publier les résultats des expériences. En l’absence de standards uniformisés, cela nourrissait davantage les controverses que le consensus.

Les membres de la Society étaient des gentlemen, financièrement indépendants et donc crédibles aux yeux du public.»Ion-Gabriel Mihailescu

La célèbre expérience sur la lumière réalisée par Isaac Newton l’illustre bien. Il avait fait passer de la lumière blanche à travers un prisme en verre et l’avait décomposée en son spectre de couleurs. Mais d’autres scientifiques européens avaient échoué les uns après les autres à reproduire son résultat. Newton leur avait alors suggéré que les prismes qu’ils employaient étaient «incorrects». Cela lui valut d’être accusé de ne définir comme «corrects» que les prismes qui confirmaient ses résultats. Il s’est avéré par la suite que les autres scientifiques avaient tous utilisé du verre vénitien. Or, même lorsqu’il est travaillé de manière artistique, celui-ci ne se prête pas aux expériences d’optique.

L’idée que toute affirmation doit être vérifiée et confirmée par une communauté est aujourd’hui un principe fondamental de la science moderne. Ce qui a commencé au XVIIe siècle a marqué le début d’une lente institutionnalisation et professionnalisation de la recherche et a conduit à un changement de paradigme dans la manière dont le savoir s’impose.

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Systématique, randomisé, en aveugle

Un médecin de bord écossais fait un test comparatif de la vitamine C.

Peu de méthodes scientifiques ont changé la recherche médicale aussi profondément que l’essai contrôlé randomisé (abrégé «RCT» en anglais). Il constitue aujourd’hui une référence incontournable pour l’évaluation de nouveaux traitements. «Sa force est d’estimer l’efficacité d’un médicament en éliminant systématiquement les biais», explique Erik von Elm. Ce médecin et épidémiologiste a cofondé en 2011 l’antenne suisse de Cochrane. Depuis plus de trente ans, ce réseau international résume dans des revues systématiques l’état actuel des connaissances issues de recherches en médecine et en santé. «Un RCT divise les sujets en un groupe expérimental et un autre de contrôle», explique l’épidémiologiste. Le premier reçoit un médicament, le second un placebo. L’idée: si après le traitement apparaissent des différences entre les groupes, elles sont probablement dues au médicament. Le principe d’une «comparaison équitable» est central dans les RCT. Un exemple historique de cette approche remonte à 1747. Lors d’un voyage en bateau de plusieurs mois, le médecin de bord James Lind tente de soigner des marins souffrant du scorbut. On savait à l’époque que la maladie pouvait provoquer la perte des dents –symptôme le plus connu – et entraîner la mort, mais on ignorait qu’elle était due à un manque de vitamine C. Le médecin écossais cherche un traitement de façon systématique et décide de répartir les malades en différents groupes – une première. Il prescrit le même régime, mais donne à chaque groupe un aliment supplémentaire différent. Après quelques jours, les marins qui avaient mangé quotidiennement des agrumes (riches en vitamine C) se portaient mieux.

«Idéalement, ni les sujets, ni les thérapeutes ne savent qui a reçu le nouveau médicament ou le placebo.»Erik von Elm

«Le deuxième principe du RCT est la randomisation, à savoir que la répartition dans les groupes se fait au hasard», poursuit Erik von Elm. Cela permet d’avoir des échantillons comparables, en excluant par exemple une sélection délibérée. La première répartition des sujets par tirage au sort remonte au XIXe siècle. «Le troisième principe est ce qu’on appelle la mise en aveugle, explique l’épidémiologiste. Idéalement, ni les sujets, ni les thérapeutes ne savent qui a reçu le nouveau médicament ou le placebo.» Ce procédé empêche que les médecins adoptent un comportement différent selon le groupe, par exemple en étant plus attentionnés envers les personnes ayant reçu la thérapie testée. Les premières études en aveugle datent du début du XXe siècle.

Au fil des siècles, l’essai contrôlé randomisé est devenu un ensemble complexe de méthodes et il constitue désormais une norme légale. Cela s’explique en partie par la gravité des conséquences d’une commercialisation de médicaments insuffisamment testés. Un exemple est le scandale du thalidomide dans les années 1950. Cette substance présente dans le somnifère Contergan a provoqué des malformations chez des milliers de nouveau-nés. Depuis, les médicaments doivent être non seulement efficaces, mais aussi sûrs.

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Rendre visibles les schémas cachés

Les statistiques quantifient le hasard et généralisent les cas individuels.

«J’interviens lorsqu’on se demande comment identifier des effets de causalité à partir de résultats expérimentaux.» C’est ainsi que le statisticien Servan Grüninger décrit son travail. Chercheur à l’Université de Zurich, il se concentre sur la planification d’expériences. La question qui l’intéresse: quand un effet observé est-il le résultat d’une intervention et quand ne l’est-il pas? De son avis, il existe en statistique une longue tradition qui consiste à «vérifier la fiabilité des énoncés scientifiques». Aujourd’hui, la statistique est à la base de la recherche quantitative dans presque toutes les disciplines et elle a profondément modifié la conception de l’objectivité scientifique. Un exemple classique de l’importance des statistiques est l’expérience de dégustation de thé réalisée par le statisticien Ronald Fisher dans les années 1920, raconte Servan Grüninger. Une de ses amies, Muriel Bristol, affirmait, comme toute bonne Britannique, être capable de distinguer si le lait avait été versé avant le thé ou après. Ronald Fisher en doute et la met à l’épreuve: il lui présente huit tasses disposées au hasard. Quatre avaient d’abord été remplies de lait et quatre d’eau, sans qu’elle le sache.

«Je peux alors calculer la probabilité que Muriel Bristol parvienne à identifier toutes les tasses par hasard, explique Servan Grüninger. Pour chaque récipient, celle-ci est de 50%. Les chances de deviner correctement huit fois de suite ne sont alors que de 1,4%.» Et c’est ce que fait Muriel Bristol, qui réussit le test. Faut-il y voir la preuve de son fin palais ou l’interpréter comme un heureux hasard? Cela dépend si l’on considère 1,4% comme suffisamment improbable, ou non. Cette approche peut s’appliquer à des tests de médicaments ainsi qu’à pratiquement tout autre type d’études. «La statistique associe ainsi la probabilité d’erreur à des affirmations causales», résume Servan Grüninger.

«S’il n’est pas défini ce qui doit être quantifié, il s’agit de pseudoscience.»Servan Grüninger

Une deuxième application importante de la statistique est de reconnaître des schémas dans les données – de «séparer le bruit du signal», comme le dit le chercheur. L’étude sociologique «Le Suicide» d’Emile Durkheim, publiée en 1897, illustre bien ce concept. Il a pu montrer que les taux de suicides étaient corrélés à des facteurs tels que le sexe, la situation familiale et l’appartenance religieuse. Les statistiques ont rendu visible ce qui était auparavant caché. Ce fut un tournant pour le travail scientifique: au lieu d’interpréter des cas particuliers, la statistique permet de tirer des conclusions généralisables. Mais seulement si elle est utilisée correctement, souligne Servan Grüninger: «La statistique ne peut être utile que si elle s’intègre dans un programme de recherche explicitant clairement ce qui doit être quantifié. Si cela n’est pas défini, il s’agit de pseudoscience.»

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Ne pas prouver, mais comprendre

La critique des sources apporte des normes contraignantes à l’histoire.

«Je travaille avec des témoignages du passé: textes, images et artefacts, ou même des formes de paysage», indique Dania Achermann, professeure d’histoire des sciences. Elle fait de la recherche et enseigne à l’Université de Saint-Gall. Son approche de la connaissance diffère fondamentalement de la plupart des procédés en sciences naturelles: «Les sources historiques ne constituent jamais des informations neutres ou objectives. Derrière elles se trouvent toujours un auteur ou une auteure ainsi que des intentions et un public cible.» La chercheuse emploie la méthode historique qui place la critique des sources au centre de ses préoccupations. Celle-ci s’est développée en parallèle de la professionnalisation des sciences historiques. Si la première chaire de cette discipline fut créée en 1759 et suivie par un institut sept ans plus tard, tous deux à Göttingen, le métier d’historienne n’est apparu qu’au XIXe siècle.

Depuis, la méthode historique suit également des critères clairs afin que les témoignages historiques ne soient pas repris sans réflexion, mais puissent être remis en question systématiquement: qui a rédigé la source? Quelle langue est utilisée? Quelles autres sources sont disponibles et lesquelles manquent? «Auteur, destinataire, langue, contexte: on les passe consciencieusement en revue durant les études. Plus tard, cela devient un automatisme presque intuitif», explique Dania Achermann. C’est pourquoi la méthode historique prend une place particulière. Elle n’est souvent pas explicitement mentionnée dans les travaux, ce qui vaut parfois à la profession le reproche de ne pas travailler selon les standards scientifiques, même dans ses propres rangs: pour l’historien français Marc Bloch, la critique des sources est un art qui requiert «un certain doigté» et pour lequel il ne peut donc y avoir de livre de recettes.

«Auteur, destinataire, langue, contexte: on les passe consciencieusement en revue durant les études. Plus tard, cela devient un automatisme presque intuitif»Dania Achermann

Contrairement aux études quantitatives, il ne s’agit pas ici de formuler des lois de causalité, mais de saisir les liens de sens et de rendre les interprétations transparentes. «Mon objectif n’est pas de démontrer quelque chose, mais de le comprendre et de le reconstruire, et de reconnaître les intentions», explique Dania Achermann. L’article d’histoire des sciences «The Image of Objectivity» de Lorraine Daston et Peter Galison l’illustre en pratique. Ils y expliquent comment la notion d’objectivité a évolué au fil du temps, influençant notamment les images de recherche: au XVIIIe siècle, le «typique» était considéré comme objectif. L’interprétation par les scientifiques était non seulement autorisée, mais souhaitée. C’est ce qu’on appelle l’idéal du «Truth-to-Nature». La tendance s’est inversée au XIXe siècle avec «l’objectivité mécanique» comme statu quo: caméras et machines doivent documenter les observations de manière neutre et non falsifiée. Quiconque analyse des images scientifiques anciennes, comme le fait Dania Achermann, se doit de connaître l’idéal qui a présidé à leur création.

La méthodologie scientifique est le résultat d’un processus ouvert et jamais achevé. Elle ne garantit pas de savoir définitif et n’exclut pas la subjectivité, car celle-ci fait partie intégrante du processus scientifique, par exemple dans le choix des questions ou des intérêts des chercheuses et des chercheurs. Et même si les méthodes sont importantes, la force de la science réside dans le recoupement collectif – dans son application reproductible par un grand nombre.