Dossier: À la recherche de la paix
Collaborer – très volontiers, mais sans parler de la guerre
L’accélérateur à particules Sesame a été inauguré en 2017 en Jordanie pour «contribuer à une culture de la paix à travers la coopération internationale». Deux scientifiques parlent de leur expérience.
Inspirée du CERN et soutenue par l’Unesco, le synchroton Sesame fut construit en Jordanie pour stimuler la recherche au Moyen-Orient. Une part de sa mission consiste à promouvoir tolérance et paix, en particulier entre ses Etats membres: Chypre, Egypte, Iran, Israël, Jordanie, Pakistan, Palestine et Turquie.
Or, avec l’escalade au Proche-Orient depuis le 7 octobre 2023, l’ambiance a changé. Les neuf chercheurs de Palestine, d’Iran et d’Egypte contactés pour cet article n’ont tous pas souhaité s’exprimer publiquement. Certains ont exprimé leur malaise à «parler de paix pendant que les bombes tombent», ou leur résignation: «La politique n’écoute pas les scientifiques. Elle fait ce qu’elle veut.»

«J’ai visité Sesame trois fois. Mon quatrième voyage était prévu le 8 octobre 2023, le lendemain des attaques du Hamas… J’ai bien sûr annulé. Actuellement, vu la situation, je ne pense pas pouvoir convaincre mes étudiantes d’y aller. Même moi, j’hésiterais. Je ne suis pas sûr que nous serions totalement en sécurité. Mais j’y retournerai une fois la situation .
J'aime Sesame, c'est un beau projet qui témoigne de la coopération régionale. Mais pour la paix, ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Il faudrait plus de personnel et de lignes de faisceaux – ces stations d'expérimentation placées autour de l’anneau accélérateur d’électrons, où arrivent les faisceaux pour la cristallographie et la spectroscopie. Cela stimulerait la demande et ainsi les collaborations entre scientifiques. Il y a des échanges entre les visiteurs qui résident sur le site, moins avec le personnel qui vit en général à Amman et rentre le soir avec le bus de 16 heures.
J’ai fait de belles rencontres à Sesame, aussi avec des personnes de pays dont les relations politiques avec Israël sont tendues. J’aime beaucoup travailler avec le scientifique égyptien qui s’occupe de la ligne de faisceaux de Sesame. J’ai aussi partagé une maison d’hôte avec un chercheur iranien.
Mais ce type de collaborations n’est pas propre à Sesame. Je me rends régulièrement dans des installations similaires en France, en Allemagne ou en Italie et y rencontre des gens du monde entier. Je travaille avec des Iraniens depuis des années, en particulier au sein de mes groupes de recherche. Leur nationalité ne joue aucun rôle. Nous sommes des scientifiques et parlons la même langue, celle de la science.»

«Notre recherche profite réellement de Sesame. Grâce aux expériences supplémentaires que nous pouvons réaliser, nos résultats sont plus solides et peuvent être publiés dans de meilleures revues. J’ai travaillé au synchrotron Soleil, une installation similaire en France, mais il est très difficile d'y avoir accès. La technologie de Sesame est moins avancée, mais plus accessible. Un chercheur allemand m'a même aimer Sesame parce que ses demandes y sont approuvées plus rapidement que chez lui.
J’ai visité Sesame deux fois en 2023 et une fois en 2024. Je reste en général quelques jours à la maison d’hôte. Une fois, j’ai pu passer une journée à faire du tourisme. J’ai rencontré un représentant de l’ambassade de Suède en Jordanie. J’étais ravi de voir que des politiciens s’intéressent à la recherche. En tant que scientifique, je ne pense jamais à la nationalité des personnes avec lesquelles je travaille. Il serait totalement inacceptable d’avoir des préjugés à l’égard de certains pays ou religions, même s’il se peut que certains référents en aient.
J’ai une excellente collaboration avec une scientifique bulgare, à la pointe dans son domaine, et les tensions passées entre nos gouvernements ne m’importent guère. Il en va de même pour Chypre: les tensions que les politiciens aiment souligner de temps en temps, surtout avant des élections, n’empêchent pas les scientifiques turcs de travailler en Grèce et inversement.
J’apprends énormément de la collaboration avec des scientifiques européens et américains. J’ai un projet avec des Pakistanais sur lequel nous sommes plus à niveau égal; je suis peut-être celui qui enseigne un peu plus. Partager savoir et expérience est une bonne chose. La livre turque a perdu beaucoup de sa valeur – voyager à l’étranger est désormais très cher pour nous. Par chance, notre gouvernement a approuvé certaines de nos demandes de financement de voyages. Le défi majeur de la science dans la région ne réside pas dans les tensions politiques, mais dans le financement.»