Rassembler les données sur le déroulement des carrières n'est pas chose aisée. L'Office fédéral de la statistique dispose de données détaillées sur les études de bachelor et de master, ainsi que sur les doctorats, les post-doctorats et le personnel des hautes écoles. Nous les avons rassemblées pour vous (voir plus bas). | graphique: Bodara.

Diplômés en sciences humaines prêts pour le marché du travail

Le reproche: Le débat sur l’utilité des sciences sociales s’enflamme régulièrement. Patrik Schellenbauer, économiste en chef du laboratoire d’idées Avenir Suisse, écrivait ainsi en 2017 dans la NZZ qu’il y avait trop d’étudiantes et d’étudiants dans ces disciplines. Le problème n’est pas le chômage, mais la disproportion entre coûts de formation et montant des salaires obtenus plus tard. En 2021, Andrea Franc, enseignante en histoire aux universités de Bâle et de Lucerne, a remis la compresse dans le Schweizer Monat: après leur diplôme, et si l’on tient compte du travail à temps partiel, les philosophes ou les historiennes de l’art gagnent moins que les auxiliaires de soins, les polymécaniciennes ou les conducteurs de tram zurichois. Jan Blanc, professeur d’histoire et ancien doyen à l’Université de Genève, défend pour sa part ardemment ces filières d’études: savoir s’exprimer avec clarté et conviction et être capable de développer en peu de temps une approche critique sur des questions complexes sont des «qualités que les employeurs apprécient chez les lettreuses et lettreux, des compétences dont l’acquisition prend du temps».

A propos du chômage: Pour bien débarquer sur le marché du travail, étudier dans une haute école pédagogique (HEP) est une bonne solution. Une année après l’obtention de leur diplôme, 0,4% seulement des étudiantes étaient sans emploi, indique l’Office fédéral de la statistique (OFS). Les diplômés dans les disciplines de la santé des hautes écoles spécialisées, les pharmaciennes et les médecins issus des hautes écoles universitaires (HEU) sont aussi très recherchés. Avec un taux de chômage de 4,4%, les détenteurs d’un master en sciences humaines et sociales des HEU forment en effet la lanterne rouge.

Avec un taux de chômage de 4,4%, les détenteurs d’un master en sciences humaines et sociales des HEU forment en effet la lanterne rouge.

Au niveau du doctorat, ce sont les sciences exactes et naturelles avec 4,7%, et au niveau du bachelor, les sciences économiques avec 7,7%. Ces dernières, comme le droit, ne sont pas considérées comme des sciences humaines et sociales. La crainte d’être sans emploi est à peu près la même dans les diverses disciplines. Font exception les diplômées des disciplines appartenant au groupe des services: elles sont 9% de plus que les personnes de la catégorie de référence économie, administration et droit. Dans les sciences humaines et les arts, ce ne sont même pas 4% de plus.

A propos de salaire: Qui veut gagner beaucoup, doit devenir juriste. Un an après leur doctorat, les juristes touchaient en 2020 un salaire annuel médian de 110 000 francs, soit le plus élevé. Avec seulement un master, les juristes passaient au dernier rang avec 62 000 francs. Les sciences humaines et sociales – 69 000 francs avec un bachelor, 78 000 avec un master et 90 000 avec un doctorat – se retrouvent derrière les sciences économiques, le droit et la médecine, mais devant les sciences exactes et à peu près au rang des sciences techniques. L’OFS mesure aussi si les diplômées sont surqualifiées (inadéquation entre formation et emploi). Ici, l’inadéquation est en effet la plus forte pour les sciences humaines et les arts, alors que l’adéquation est la meilleure dans l’ingénierie, les industries de transformation et construction.

Trop de postdocs, trop peu de postes fixes

Situation initiale: Comme la catégorie de personnel correspondante n’existe pas dans les hautes écoles, l’Office fédéral de la statistique définit les postdocs ainsi: elles ont obtenu leur doctorat au cours des cinq dernières années et sont engagées pour une durée limitée, soit en tant que collaboratrices scientifiques ou par le biais d’un instrument de soutien du FNS. Elles effectuent une grande partie du travail de recherche et d’enseignement.

Problème: Bulle postdoc, #JeSuisHannah, précariat dans le corps intermédiaire – l’étiquette varie selon le contexte: plus de 90% des assistantes et collaborateurs scientifiques des hautes écoles ont un contrat à durée limitée. Pour les postdocs dans la bonne tranche d’âge pour fonder une famille, il est particulièrement grave de ne pas avoir de sécurité de planification – cela dans un contexte hiérarchique avec, au sommet, des professeurs presque inamovibles qui sont aussi les supérieurs hiérarchiques et qui jugent de la qualité de la recherche. Tous subissent une énorme pression concurrentielle. «Il n’est pas normal qu’un tel système puisse générer aussi largement souffrance et désarroi», dit Bernard Voutat, politologue et professeur à l’Université de Lausanne.

Les fréquents changements de personnel affectent aussi la qualité de travail, note l’enseignant. Beaucoup disent que les meilleures étudiantes ne veulent plus faire de thèse. De nombreuses institutions ont rédigé des rapports sur la question: l’OCDE, le Conseil suisse de la science, l’Académie suisse des sciences humaines et sociales (ASSH), le Fonds national Suisse et diverses universités. En novembre 2021, une large coalition d’associations du corps intermédiaire a déposé au Parlement une pétition qui a suscité diverses interventions parlementaires.

Solutions potentielles: Pour Carthage Smith, qui a contribué au rapport de l’OCDE, il y a deux possibilités: «Soit on crée bien plus de postes au sommet de la pyramide, soit il faut plus se préoccuper des carrières de ceux et celles qui sont en bas.» Comme le système ne doit pas coûter plus cher, il faut ouvrir au sein des hautes écoles des carrières alternatives offrant des emplois stables. Le rapport de l’ASSH propose un modèle prévoyant à côté des chaires de professeures un cadre ou un corps intermédiaire supérieur pour les tâches de gestion. Une solution connue: celle des postes de professeures assistantes avec des règles claires pour décrocher ensuite un emploi fixe – appelés tenure track. Mais comment inciter les hautes écoles indépendantes à des réformes? «Une solution serait un système bien plus transparent, dit Carthage Smith. Ainsi, les jeunes pourraient choisir vraiment librement et en toute connaissance de cause l’université qui leur offre une carrière attractive.» La pression pourrait ainsi venir de la base.

Femmes sous-représentées dès le doctorat

Situation initiale: A l’entrée dans les hautes écoles, les femmes sont encore surreprésentées avec 54% (OFS, 2021). Ce rapport se maintient à peu près pendant les études, se renverse pour le doctorat et tombe à 27% pour le niveau de professeur et de cadre. Les femmes sont proportionnellement plus nombreuses à mettre fin à leur carrière académique. Ce «leaky pipeline» s’observe surtout en médecine vétérinaire et en psychologie, où les femmes sont le plus surreprésentées au cours des études. En ingénierie électrique, leur proportion est certes d’emblée faible, mais reste plus ou moins constante au cours de la carrière. L’ampleur de la fuite varie aussi selon les pays et les universités.

Problème: Mais faut-il vraiment colmater le tuyau percé? Les avis divergent. Pour Katja Rost, professeure de sociologie à l’Université de Zurich, il est clair qu’aujourd’hui, il ne résulte plus d’une discrimination dans les procédures de candidature, au contraire: «Maintenant, les hommes sont discriminés.» Les études à ce sujet sont claires. Le tuyau percé met par contre en lumière des processus d’auto-sélection/exclusion propres au genre résultant de l’incompatibilité de la carrière académique et de la fonction parentale, dit Katja Rost, qui constate ici une retraditionalisation de la famille. Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie à l’Université de Lausanne, nuance. Il est évident que le but n’est pas le 50/50, mais pour un environnement universitaire sain, la proportion de professeures dans une discipline devrait refléter à peu près celles des étudiantes. Pour adopter les bonnes mesures, il faut tenir compte du cadre sociétal, y compris du marché du travail non académique. «Pour les hommes et les femmes ayant un master, la volonté de s’inscrire en doctorat varie selon les carrières professionnelles offertes dans les différentes disciplines et filières d’études.» C’est ce qu’a montré une thèse qu’elle a supervisée à l’Université de Genève.

Solutions potentielles: Pour Nicky Le Feuvre, la culture des hautes écoles ne correspond pas à l’environnement suisse: «Notre régime de genre est assez conservateur, par exemple, avec des horaires restreints dans les écoles, alors que l’éthique académique exige une grande disponibilité au travail.» Le fait que les hautes écoles continuent à miser sur un modèle typiquement masculin – et donc peu favorable à la famille – vient de ce qu’elles restent malgré tout vues comme des employeuses attractives au niveau international. Pour Katja Rost aussi, c’est surtout la situation de la société dans son ensemble qui pose problème. La pression sur les jeunes femmes est grande – carrière, maternité, beauté, santé – tout doit leur réussir. Cela rend malheureuse. C’est pourquoi elle ne lutte plus contre le phénomène du tuyau percé. De plus, elle s’inquiète pour l’attrait des hautes écoles: «Quoi qu’il en soit, les femmes et les hommes les plus géniaux ne restent de toute façon pas dans l’université en raison des salaires trop bas.»