Emanuel Lörtscher et son équipe utilisent ce système à ultravide poussé pour mesurer la diffusion de la lumière sur les molécules. | Photos: Lea Meienberg

Une architecture sobre et fonctionnelle abrite le lieu où naissent des records du monde. Seules concessions aux sens: un étang et un peu de verdure entre les bâtiments. Le centre de recherche d’IBM à Rüschlikon a été bâti dans les années 1960. Rien n’indique de l’extérieur qu’ici des laboratoires sis à 8 mètres sous terre font rêver les chercheurs du monde entier. C’est en ces lieux que le géant de l’informatique, associé à l’EPF de Zurich, exploite le «Binnig and Rohrer Nanotechnology Center (BRNC)», ainsi nommé en hommage à Gerd Binnig et à Heinrich Rohrer. Ces deux physiciens ont développé à Rüschlikon le microscope à effet tunnel qui a permis de visualiser des atomes pour la première fois, une innovation récompensée par le Prix Nobel de physique en 1986. «On peut y voir le début de la nanotechnologie», explique Emanuel Lörtscher, responsable de la conception et de la construction des «noise-free labs», en service depuis mai 2011, et notre guide du jour.

«Tout le monde disait qu’un tel concept était impossible à réaliser.»

Les pionniers de la nanotechnologie des années 1980 ne pouvaient que rêver des conditions offertes aujourd’hui aux chercheurs non loin du lac de Zurich. Pour comprendre le caractère exceptionnel du projet, il faut tout d’abord oublier l’idée que l’on se fait habituellement de la notion de bruit («noise»). En effet, nous l’associons en premier lieu à des perturbations acoustiques, comme une tondeuse à gazon, un bébé qui pleure ou encore des installations de climatisation. Pour les exclure, il suffirait bien sûr de construire une pièce insonorisée. Une précaution largement insuffisante quand on souhaite effectuer des mesures de l’ordre du nanomètre. En plus du «bruit» acoustique, les champs électromagnétiques, les variations de température et d’humidité de l’air ainsi que les vibrations sismiques sont autant de facteurs perturbateurs. Tous compromettent les résultats ou le fonctionnement des instruments extrêmement sensibles utilisés en nanotechnologie.

D’un pas décidé – Emanuel Lörtscher d’IBM était directeur de projet lors de la construction des laboratoires.

Un étudiant expérimente le Scanning Thermal Microscope, qui mesure des températures à l’échelle du nanomètre.

Des éléments gaufrés sur les parois des laboratoires absorbent le son.

Les plafonds des laboratoires sont équipés d’aspirations d’air cachées, de panneaux refroidis à l’eau, d’un éclairage LED et d’éléments d’atténuation acoustique.

A l’extérieur du Binnig and Rohrer Nanotechnology Center, rien n’indique qu’ici, sous terre, la recherche en nanotechnologie a son environnement parfait dans les «noise-free labs».

L’eden des nanotechnologies

Avant que les chercheurs d’IBM ne se soient mis au travail, certains concepts permettaient déjà de bannir des facteurs perturbateurs isolés de façon fiable, à l’image de la cage de Faraday, qui protège du rayonnement électromagnétique. A Rüschlikon toutefois, l’ambition était d’imaginer l’eden de la nanotechnologie, avec un concept de bouclier complet. «Nous voulions créer un environnement dans lequel les expériences elles-mêmes constitueraient le plus grand facteur perturbateur», raconte Emanuel Lörtscher. Cela, alors que les conditions-cadres n’étaient pas vraiment idéales: le tunnel ferroviaire entre Thalwil et Zurich et l’autoroute A3 se trouvent à moins de 200 mètres et font vibrer le sol. De plus, des fréquences parasites émanent du chemin de fer, des émetteurs de communication mobile et des lignes électriques. «Tout le monde disait qu’un tel concept était impossible à réaliser, les mesures connues ayant en général une influence négative les unes sur les autres», explique encore le scientifique. «Il n’y avait pas de solutions commerciales répondant à nos exigences. Nous en avons donc fait un projet de recherche.»

Les producteurs d’appareils de mesure et de fabrication du domaine des nanotechnologies prescrivent dans quelles conditions ceux-ci fonctionnent de manière optimale, sans se soucier de savoir s’il existe des laboratoires remplissant ces exigences. «Il y a parfois des paramètres que les fabricants ne connaissent pas précisément, mais qu’ils évaluent uniquement sur la base d’emplacements d’appareils qui fonctionnent bien», précise encore Emanuel Lörtscher. Les critères toujours plus élevés faisaient partie des raisons de ce projet ambitieux. «Pour la phase de planification, nous avons sélectionné nos propres expériences les plus sensibles et retenu les appareils du commerce présentant les plus hautes exigences. Les laboratoires devaient pouvoir satisfaire aux exigences pendant deux à trois décennies.»

«J’ai passé des nuits blanches.»

A ce moment, les chercheurs connaissaient donc leur objectif, mais pas la manière de l’atteindre. Il aura fallu trois ans pour que les six laboratoires fonctionnent, des entreprises ayant abandonné en cours de route, refusant les conditions de garantie définies dans le cadre du projet. Pour commencer, deux prototypes ont été mis en service pour être testés de manière approfondie. «J’ai énervé beaucoup de monde, se rappelle-t-il, car je n’ai jamais cessé d’examiner les propositions dans les moindres détails et de presque tout remettre en doute. J’ai passé des nuits blanches.»

Le jour de notre visite, tous les laboratoires sont librement accessibles, des travaux de maintenance étant en cours. Si le couloir souterrain menant aux salles de recherche est privé de lumière du jour, aucune appréhension ne saisit le visiteur à l’idée de se retrouver ainsi sous terre, coupé du monde. En sortant de l’ascenseur, on est surpris par la couleur vert vif, presque agressive, des murs. Par contraste, le dégradé de gris et de blanc des laboratoires a un effet apaisant immédiat. Emanuel Lörtscher ouvre la porte massive d’un laboratoire. Son blindage électromagnétique assure l’isolation phonique. L’intérieur n’est guère spectaculaire, presque comme une salle des machines, sauf que tout y est silencieux. Les hauts murs sont habillés d’éléments en mousse absorbant les sons, un peu comme dans une salle de concerts. Mais ce n’est que la surface visible. Sous l’isolation, chaque pièce est revêtue d’un alliage nickel-fer qui bloque les champs magnétiques. Le cœur de chaque laboratoire est un socle de béton de près de 2 mètres d’épaisseur – qui pèse près de 70 tonnes – installé sur des coussins et des ressorts pneumatiques, et reposant directement sur les fondations et le conglomérat de roche situé en dessous. L’équipement expérimental est posé sur ce socle. Comme il flotte sur un coussin d’air, on peut le déplacer aisément: une légère pression du pied suffit à le faire bouger, comme le démontre Emanuel Lörtscher de façon presque ludique.

Grâce à un système de ventilation qui ne crée aucune turbulence, la climatisation est agréable et à peine audible. L’astuce réside dans les plaques de sol perforées par lesquelles l’air est distribué dans la pièce avant de ressortir par le plafond de manière contrôlée. Malgré l’atmosphère plutôt supportable qui règne au cœur du laboratoire, les chercheurs contrôlent les expériences de l’extérieur. Car, comme ils transpirent, respirent et bougent, ils constituent aussi un facteur perturbateur. L’ensemble des équipements auxiliaires, tels que pompes à vide, transformateurs ou unités d’alimentation électrique, est également banni dans une autre salle. «Le concept de séparation spatiale entre les parties sensibles de l’expérience et la périphérie perturbatrice a été le point de départ de notre travail», explique Emanuel Lörtscher.

Emanuel Lörtscher refroidit un détecteur optique avec de l’azote liquide à moins de 196 degrés Celsius.

Une plaque semi-conductrice est fixée au support afin que de minuscules structures de test puissent être écrites avec le système de lithographie par faisceau d’électrons.

Ces lignes électriques répondent aux exigences de systèmes à vide poussé.

Dans le microscope Raman, on mesure la résistance mécanique de semi-conducteurs.

La sécurité est la priorité absolue: signalisation à l’extérieur du laboratoire.

Le progrès grâce à l’immobilisme

Le résultat: les valeurs des vibrations dans le laboratoire battent tous les records du monde. «Et nous obtenons un niveau sonore très bas, de moins de 28 décibels, pratiquement imperceptible pour un adulte, et des variations de température de moins de 0,01 degré Celsius», souligne-t-il encore. Lors de l’ouverture du BRNC en 2011, le monde scientifique a été ébahi et les médias spécialisés du monde entier ont parlé de ces nouveaux laboratoires fabuleux. Depuis, l’effervescence est retombée. «Les articles publiés ne mentionnent pas tous que les travaux se sont déroulés ici ou qu’ils ont été rendus possibles grâce à ces laboratoires. Mais de nombreux groupes de chercheurs y travaillent désormais et, dans certains cas, IBM n’est de la partie que parce que nous possédons ces laboratoires.»

«Nous nous sommes parfois demandé si nos objectifs n’étaient pas trop ambitieux.»

Il est particulièrement fier d’un instrument de lithographie par faisceaux d’électrons. «Il est essentiel pour les chercheurs en nanotechnologie, car il permet d’inscrire les plus petites structures sur des surfaces lisses, par exemple sur du silicium ou du verre.» L’appareil est donc central pour produire des structures de test pour les ordinateurs quantiques ou des applications de l’intelligence artificielle.

Aujourd’hui, les laboratoires ne sont plus une source de nuits blanches pour Emanuel Lörtscher. Après neuf ans, ils sont bien intégrés dans l’exploitation du centre. «Au début, nous nous sommes parfois demandé si nos objectifs n’étaient pas trop ambitieux. Mais nos exigences extrêmes se sont avérées être justifiées. Nous pouvons reproduire à l’infini les résultats dans des conditions parfaitement identiques.»

C’est un quasi-paradoxe: l’endroit où naît la technologie du futur est un lieu d’immobilité absolue, presque irréel. On rapporte que certains perdent la tête dans de tels lieux. «J’ai déjà lu quelque chose du genre, dit Emanuel Lörtscher. Mais l’auteur de l’article n’est jamais venu ici.» Lui-même fait de la recherche sous terre en nano-optique qui permet notamment de déterminer précisément la composition des matériaux. «C’est un environnement technique et non une oasis de bien-être.»