Pour Inger Andersen, la nature n’est pas un jardin d’Eden et peut aider à résoudre les problèmes de nos sociétés. | Image: World Bank Group

L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est connue pour sa Liste rouge, l’inventaire le plus complet des espèces menacées. Mais l’organisation basée à Gland (VD) mène aussi de nombreux projets de conservation et de développement durable grâce à ses 1000 employés et à un budget annuel d’environ 120 millions de francs. «Nous ne pouvons pas séparer nos interactions avec la nature de notre développement économique et de notre bienêtre », dit sa directrice générale, l’économiste danoise Inger Andersen, juste avant de prendre la tête du Programme des Nations Unies pour l’environnement.

La Liste rouge de l’UICN alerte l’opinion sur la perte de biodiversité. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus?

Les tendances globales: nous nous trouvons au milieu de la sixième extinction de masse et perdons des espèces mille fois plus rapidement que le taux d’extinction naturel. Les amphibiens et les coraux subissent une très grande pression, et deux tiers des espèces vertébrées évaluées sont en fort déclin.

L’ours polaire est emblématique, mais sa disparition, tout en haut de la chaîne alimentaire, aurait moins d’impact réel sur les écosystèmes que celle de certains insectes ou champignons.

Pour nous, chaque espèce a son importance et sa place, non seulement pour son rôle dans la biologie mais aussi pour sa valeur intrinsèque et éthique. C’est ce que nous appelons la «démocratie biologique». Nous ne sommes pas sur cette planète pour y semer le chaos.

Mais nous devons fixer des priorités. Comment attribuer une valeur aux espèces et écosystèmes pour décider lesquels doivent être sauvés en premier?

Je ne crois pas qu’il faille le considérer ainsi. L’ours polaire joue le rôle du canari dans une mine de charbon qui, en mourant, alerte les mineurs d’une fuite de gaz dangereuse. La question n’est pas de choisir une espèce mais de comprendre la racine du problème. Oui, certaines espèces vont disparaître, et c’est normal. Mais nous n’avons qu’une seule Terre.

«L’ours polaire joue le rôle du canari dans une mine de charbon qui alerte en mourant les mineurs d’une fuite de gaz dangereuse.»

Vous êtes donc contre l’attribution d’une valeur économique aux écosystèmes en fonction de leur utilité?

Cette approche est prisée dans certains cercles. Les économistes et les politiciens commencent à réaliser que les pollinisateurs offrent un service économique essentiel à la productivité agricole et que sans eux une pollinisation manuelle ou mécanique ferait exploser les coûts.

Les Etats-Unis ont connu une prise de conscience intéressante en 2005 après l’ouragan Katrina. Avec ses infrastructures en béton, La Nouvelle-Orléans a été complètement inondée, au contraire des zones de mangrove. Car ces dernières agissent comme des barrières naturelles capables d’absorber la pression des vents forts et de l’eau. Soudain, des citoyens ordinaires et des politiciens d’un pays très développé ont réalisé que la nature peut offrir des solutions à des problèmes très sérieux.

Où la nature peut-elle encore aider?

Les forêts vont contribuer au stockage du CO2 pendant la période de transition nécessaire pour réduire nos émissions. Une nature intégrée dans nos villes offre une meilleure protection contre les éléments. Les espaces verts réduisent la température, peuvent absorber des pluies intenses mieux que les canalisations et contribuent généralement à réduire la criminalité ainsi que les maladies cardiovasculaires et le diabète. Les écoles d’urbanisme et d’architecture doivent enseigner à également penser à l’infrastructure verte. Les retours sur investissement consacrés aux infrastructures naturelles sont mieux connus, mais pas encore assez.

Mais l’UICN voit les choses différemment. Pour nous, ce type de valeur économique n’est ni bon ni mauvais, mais un outil. Nous sommes des scientifiques et voulons avant tout comprendre les imbrications existant entre les différents écosystèmes.

Voyez-vous l’environnement comme un jardin d’Eden originel à préserver?

Non. L’humanité fait partie de la nature, au même titre que les autres organismes vivants. Nous ne pouvons pas séparer nos interactions avec elle de notre développement économique ou bien-être. Mais en tant qu’espèce dominante, nous avons des responsabilités éthiques, biologiques et économiques. Un milliard de personnes vont se coucher tous les soirs la faim au ventre et elles ont pleinement le droit d’accéder à la vie que nous menons vous et moi. Nous devons trouver comment atteindre cet objectif en tirant profit de notre environnement dont nous dépendons, en particulier pour l’air propre, l’eau et la nourriture. L’UICN adhère entièrement à l’utilisation durable des ressources, un droit fondamental notamment des communautés locales. Chaque pays décide du niveau de protection de régions spécifiques, quel usage des ressources permettre et quel impact tolérer.

Comment l’UICN réussit à réconcilier en pratique conservation et développement ?

Notre force provient de nos 1400 membres. Chacune de leur voix a la même valeur, qu’il s’agisse d’une petite ONG active au Bhoutan ou d’un représentant de l’administration américaine. Nos décisions doivent être approuvées séparément, à la fois par la chambre des ONG et par celle des Etats. Une fois un accord trouvé, il a toutes les chances d’être adopté dans les différentes législations.

Poursuivez-vous un agenda politique?

Notre travail est de fournir des données et des faits. Nous ne sommes pas des militants: nous laissons parler la science. Certains de nos membres sont actifs politiquement et utilisent nos données. Et la science recommande parfois certaines actions politiques, comme réduire les causes de la disparition des espèces. Si les gouvernements et les ONG restent membres de l’UICN, c’est parce que nous fournissons avant tout des connaissances.

«Des espèces et des écosystèmes qui étaient sur le point de s’effondrer ont pu être sauvés.»

Pourquoi avoir collaboré avec des entreprises telles que Shell malgré le risque pour votre réputation?

Lorsque nous savons qu’un projet sera de toute façon mené à terme, nous tentons de minimiser son impact. Nous avons conseillé l’entreprise Sakhalin Energy, copropriété de Shell, pour ses opérations au large de l’île de Sakhaline proches des voies migratoires des baleines grises. Nos scientifiques ont fourni des données pour réduire les retombées. Cela a marché: la population de baleines a augmenté de 115 à 174.

Nos directives sur les partenariats avec le privé sont strictes. Elles excluent les industries du tabac et de l’armement. Ces collaborations concernent toujours des projets précis; il ne s’agit jamais d’un sponsoring Groupgénéral, car nous souhaitons rester indépendants et avoir un impact concret. Elles ne représentent que 5% de notre budget.

L’UICN travaille avec le Comité olympique. Les grands événements sportifs ne sont pas essentiels pour le développement économique.

Nous voulons aider la société à réaliser des projets durables, que ce soit pour les villes, l’agriculture ou de nouvelles infrastructures, qui peuvent inclure le sport. Les Jeux olympiques font partie de notre monde. Nous conseillons les villes candidates, notamment avec une liste d’exigences en matière de durabilité. Nos recommandations sont ensuite également utilisées dans d’autres pays, pour d’autres événements, ce qui augmente l’impact de nos actions.

L’accumulation de mauvaises nouvelles sur la biodiversité pourrait-elle finir par décourager les gens, comme c’est le cas pour le réchauffement climatique?

Les jeunes n’ont pas abandonné le climat et imposent ce sujet dans l’agenda global. Mais oui, nous devons équilibrer notre communication et expliquer comment la nature est capable se régénérer si on lui en laisse la chance. Des espèces et des écosystèmes qui étaient sur le point de s’effondrer ont pu être sauvés par des investissements dans les infrastructures naturelles, par une meilleure protection ou par l’interdiction de certains produits chimiques.

Pourquoi la biodiversité ne connaît-elle pas l’équivalent des climatosceptiques?

La conservation des espèces n’est pour l’instant pas autant politisée. Peut-être parce qu’il y a de nombreuses manières d’aborder le sujet. La nature nous relie d’une manière différente. Personne ne veut faire partie de la génération qui aura vu la disparition de l’éléphant.

Vous allez quitter l’UICN après cinq ans. De quoi êtes-vous la plus fière?

Je laisse derrière moi une organisation plus forte, plus efficace et mieux dotée en personnel. Cela peut paraître arrogant, mais c’est ainsi – et vous avez posé la question! Le montant total alloué à nos projets a augmenté de 38% depuis 2015 et devrait continuer à croître.

Et un programme concret qui vous réjouit?

La reforestation: l’UICN s’est engagée à restaurer 150 millions d’hectares de forêt coupée (quatre fois la taille de l’Allemagne, ndlr.) d’ici à 2020. Nous avons déjà dépassé cet objectif en 2017.

Au fait, quelle est votre espèce préférée?

Je ne devrais pas le dire… L’endroit au Danemark où j’ai grandi avait des hiboux. Ils sont immenses et vous survolent la tête parfois lorsque vous êtes assis dehors. Ils sont tout simplement magnifiques!